De la phrase marquante « tu aurais mieux fait de pas naître1 », Yayoi Kusama a fait son art. Cette « bévue2 » d’existence pointée par le dire maternel, laisse son être de petite fille en plan, telle une « balançoire suspendue dans l’air3 ». Ce laisser tomber radical, impliquant nécessairement le corps, plante le décor d’un sentiment d’errance profond, d’un appel au néant et à la « destruction de soi4 ». C’est dire ce à quoi l’a enchaînée ce bout de phrase. Mais, sans aller jusqu’à l’exécution dans le réel du message reçu par cette invective maternelle, Kusama, « suicidaire récidiviste5 », se maintient à la lisière, dans « une esthétique de la tentative elle-même6 ». Son art, « obsession sans signification7 » se déploie comme « modalité continue de traitement de la jouissance8 ».
L’épidémie de pois, caractéristique de son art, trouve ses racines dans l’enfance. « L’éruption cutanée de papules rouges9 » due à sa rougeole de petite fille a révélé le « trou vide10 » laissé sur le cahier d’appel du fait de son absence à l’école. Face à l’appel, la nomination manque mais son corps se signale comme vivant pour la première fois. Par les pois, le vide de sa non-existence, en même temps, se dévoile et s’habille. S’inaugure alors la singularité de son art comme présentification de son absence au monde. Réalisant répétitivement une « disparition spectaculaire11 », l’artiste japonaise poinçonne la chair du monde dans des installations immersives où le spectateur se retrouve, comme elle, « pois perdu parmi des milliers d’autres pois12 ».
De l’errance à l’événement de corps ayant fait surgir le motif sur le fond d’absence qu’il griffe, Kusama répond au sentiment d’exclusion de son être en se baptisant par le pois. Le « Je suis un pois », déjoue la marque inscrite par les paroles maternelles et élève au rang d’œuvre d’art le marquage itératif qui lui permet de loger son être, pois par pois.
Claire Debuire
[1] Kusama Y., Manhattan suicid addict, Paris, Les presses du réel, 2005, p. 95.
[2] Ibid, p. 158.
[3] Ibid, p. 27.
[4] Ibid, p. 64.
[5] Traduction du titre de son autobiographie Manhattan Suicide Addict.
[6] Ibid, p. 158.
[7] Ibid, p. 148.
[8] Treglia N., «L’escabeau de Yayoi Kusama», La Cause du désir, no 89, janvier 2015, p.153.
[9] Kusama Y., Manhattan suicid addict, op. cit., p. 157.
[10] Ibid.
[11] Wajcman G., « dot, dot, dot. La folie Kusama », catalogue d’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2011, p. 136.
[12] Kusama Y., « Waga Tamashii no henreki to tatakai » [Parcours et lutte de mon âme], Geijustsu seikatsu [Art and Life], novembre 1975.