On a beau jeu d’ironiser sur les paradoxes dudit wokisme : le mouvement fait assaut de bons sentiments, censure pour donner voix aux bâillonnés, prend le pouvoir au nom des dominés, produit des ségrégations pour lutter contre elles, exclut au prétexte d’inclure [1], attaque au nom des victimes. À ce jeu, le pouvoir change de main dans ce qu’Alain Finkielkraut nomme les « Jeux olympiques de la victimisation »[2]. Parce que l’inconsistance de l’être pâlit face aux promesses de la science, les mots se figent en injures, en attentats. Aucune pensée articulée ne s’englue dans ces paradoxes et l’action ne souffre aucun atermoiement : au zénith monte une angoisse « à l’origine de la posture judicative » [3] : on poursuit, on condamne, on exécute. Foin de la dispute, place à l’affrontement : la correctness administre des corrections.
Car les paradoxes n’empêchent pas de vivre : les contraires s’équivalent et la vérité est ailleurs… que dans la vérité… toujours menteuse. La mauvaise conscience du passé des uns vire à la tendance suicide, encourageant les autres à prendre une option sur un avenir vengeur. Le mépris règne [4].
Freud utilise le terme mépris à propos du rêve comme scorie qu’on ne considère pas. Dans Malaise dans la civilisation [5], le mépris signe la pulsion refoulée. Cette explication trouve un écho dans Moïse et le monothéisme [6] avec la référence au mépris des incirconcis comme absence de castration symbolique, répondant de la pulsion. Dans Totem et Tabou [7], de même, c’est ce qui a été initialement vénéré qui est méprisé dans un second temps. La pulsion, source du désir, est aussi source du mépris, qui est le secret du ravalement de la vie amoureuse. Sous le mépris imaginaire et symbolique pour les femmes qui apparaissent manquantes, se trouve le mépris réel, inhérent à la pulsion. C’est aussi dans son mépris envers les « malades asilaires » que Freud croit déceler « son hostilité inconsciente à l’endroit du ça » [8].
C’est ce mépris qui monte au zénith de la civilisation. Comme le relève Jacques-Alain Miller : « Le mépris est une grande fonction dont on ne parle pas trop à l’âge démocratique. [J]e vous signale que […] dans le Séminaire Encore [,] Lacan dit : Ce qui rassemble Marx et Lénine, Freud et moi-même, c’est “le mépris”. Et le reste ça nous fait ni chaud ni froid. Prenez ça au sérieux » [9].
Lacan dit : « Ceux qui arrivent à faire ces sortes de rejets d’être […], c’est plutôt ceux qui participent du mépris » [10]. N’est-ce pas l’objet a qui émerge via Freud, Marx, Lénine, puis Lacan ? Le mépris est le nom de l’individu [11] sujet à la jouissance et concerne un vaste empan, de la féminité au déchet [12]. C’est pourquoi l’érotomanie peut se lire comme l’inversion du mépris, ce qui donne la clé de la pride identitaire et de sa forme évolutive en « guerre de nous contre nous » [13].
Le wokisme, qui se rêve une « conscientisation » de l’oppression, réalise plutôt l’activité acéphale – le woke n’est personne et le wokisme n’existe pas [14] – de la jouissance libérée de l’Idéal. Ce n’est pas tant « une révolution culturelle en marche », comme le voit Brice Couturier [15], que la fin de la Kultur. Ses zélateurs sont les servants d’un ordre de fer où le déclin du lien social annonce l’asservissement des Uns-tout-seuls aux prothèses de jouissance. Mais saurait-on jamais se réveiller ailleurs que dans un cauchemar ?
[1] Cf. Lazarus-Matet C., « Parlez-vous wokish ? », Lacan Quotidien, n°929, 6 mai 2021, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[2] Finkielkraut A., « Alain Finkielkraut : “Le rire est d’abord le propre du barbare” », entretien avec M.-L. Delorme, Le Journal du Dimanche, 20 juin 2017, disponible sur internet.
[3] Maffesoli M., Morale, éthique, déontologie, Paris, Fondation pour l’innovation politique, 2011, p. 17, disponible sur internet.
[4] Cf. Honneth A., La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.
[5] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.
[6] Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1993.
[7] Freud S., Totem et tabou, Paris, Payot & Rivages, 2004.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 26 novembre 2008, inédit.
[9] Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, n°63, juin 2006, p. 138, disponible sur le site de Cairn.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 90.
[11] Le terme individu, aux connotations quelque peu policières, est employé par Lacan dans sa conférence La Troisième : « chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social » (Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 21-22). Peut-être est-il à lire avec l’adverbe « réellement », qui le leste de son poids de réel, et par opposition au terme de « sujet » qui connote, quant à lui, l’effet issu de la différence signifiante comme telle.
[12] Cf. Laurent É., in Miller J.-A., « “Les us du laps”. Vingtième séance du cours du mercredi 31 mai 2000 », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, p. 57-58.
[13] Garcia T., Nous, Paris, Grasset, 2016.
[14] Argue Valentin Denis en renvoyant aux critiques du wokisme la responsabilité de l’empêchement du débat (Denis V., « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », AOC, 26 novembre 2021, publication en ligne).
[15] Couturier B., « Non, le woke n’est pas un fantasme de “réac”, c’est une révolution culturelle en marche », Le Figaro, 25 octobre 2021, disponible sur internet.