« En vérité, dans une psychanalyse, il n’y a rien à voir et il y a tout à dire. […] Dans ce naufrage de l’image, certaines subsistent pourtant. »[1]
Mon analyse a certes été ponctuée de multiples scansions et interprétations. Cependant ce sont trois rêves qui sont venus révéler – et donc desserrer – comment le parlêtre était coordonné avec sa jouissance ; trois rêves, donc, de passe, dans la mesure où, ainsi que le formule Jacques-Alain Miller, « La passe veut dire quelque chose comme voir la fenêtre et se connaître comme sujet de la pulsion, soit ce dont vous jouissez en en faisant le tour dans un sempiternel échec.»[2] – la fenêtre, c’est à dire l’objet a comme trou.[3]
Qu’ai je vu, donc, par le trou du regard ?
I – Voir la « phrase-image »[4] du fantasme
Le premier rêve m’a réveillée : c’est celui d’une scène de cuisine cannibale qui se déroule dans les coulisses de Pol Pot, dictateur d’un peuple que je savais susceptible de dévoration de chair humaine à l’occasion par la fille adoptive de ma tante, qui est cambodgienne. J’ai vu, dans ce rêve, par le trou du regard, la « phrase-image » de mon fantasme, réduite à son axiome : « Un enfant est mangé. » J’ai vu les coordonnées de mon mode de jouissance, sujet qui s’imaginait dévoré par l’autre. C’était ma réponse fantasmatique à la position de jouissance de ma mère-martyre, une position qu’elle avait scénarisée sur le modèle de l’impératif christique prononcé lors de la Cène : « Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps ». Position bien trop réelle, lorsque le corps offert en pâture sacrificielle est un corps amputé. Voir la scène du fantasme par « la fenêtre que je constituais » me réveilla à sa loi d’airain : à savoir, qu’il n’était rien d’autre qu’une telle loi.[5]
II – Voir la fixation de jouissance, le symptôme évènement de corps qui itère[6]
Le deuxième rêve m’a séparée : en montant un chemin de montagne par ses raccourcis, je cause un éboulis ; me retournant, je vois une jambe arrachée émerger d’un tas de pierres. J’en fais une nomination, « celle qui est à l’arrache ». C’est un « nom de sinthome[7]», énoncé[8] au cours d’une séance qui est, logiquement, la dernière. C’est le statut du corps-image qui est en jeu ici. J’avais été mise au monde comme pièce de rechange pour un Autre corps, corps en pièces détachées. « Se séparer sans s’arracher[9]», c’est ainsi que j’avais intitulé mon premier témoignage : la jambe arrachée du rêve me permet de voir mon statut de membre du corps de l’Autre, statut qui m’a causé beaucoup d’angoisse quand il s’est agi d’être membre de quoi que ce soit. Cette nomination a eu un effet sur la jouissance : je ne suis plus celle qui passe son temps à s’arracher des textes du corps à la dernière minute, et même si mon « style pulsionnel », comme je l’avais nommé à Question d’École, reste de l’ordre d’un « pas de temps à perdre[10]», je peux supporter de vivre au présent.
III – Voir la matrice du surmoi
Le troisième rêve, rêve d’outrepasse, m’a allégée : ma position, analytique comme dans la vie, garde la trace de restes fantasmatiques, d’une position ordonnée au « Prenez et mangez-en tous », encore ! À la fin de l’été, de retour de montagne, j’ai rêvé que nous étions, ma mère et moi, en équilibre entre deux rochers au-dessus du vide. Je lui criais de m’aider, puisque c’était elle qui m’avait mise dans cette mauvaise passe. Elle tomba. Je regardai en bas, et je vis son corps logé, tête-bêche avec celui de mon père déjà tombé, dans la position fœtale des jumeaux qu’ils avaient perdus lors de leur accident. Voir cette scène, qui réorganise les éléments du roman familial sans que j’aie rien à y faire, a permis la chute du surmoi, de la surmoitié – ma mère, partenaire de ma jouissance. Je me suis retrouvée allégée d’une jouissance sacrificielle à tout vouloir donner pour la cause, celle de la psychanalyse aussi bien. Mais, preuve que le surmoi est moteur du désir, au lieu de vouloir causer pour la cause, c’est un rien à dire qui est venu refermer ma bouche sur elle-même, en une dernière mutation de la jouissance orale.
Dans mon cas, voir par le trou du regard, c’est qui m’a permis de repérer là où l’imaginaire du corps se nouait à la jouissance. Dans les trois rêves, je ne suis pas représentée : je vois ce qui a fait capture de ma jouissance par la « fenêtre que je constituais ».
[1] Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du désir no 94, p. 20.
[2] Miller J.-A., op. cit. p. 28.
[3] « En tant que trou, l’objet a peut être équivalent au cadre, à la fenêtre, à l’opposé du miroir. L’objet a ne se laisse pas capter, spécialement dans le miroir. Lacan, qui a passé beaucoup de temps avec le miroir, le souligne. Il s’agit plutôt de la fenêtre que nous constituons nous-mêmes, en ouvrant les yeux. », op. cit.
[4] op. cit.
[5] Voir Lakant sur ce point.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne , L’être et l’Un » [2011], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, inédit.
[7] Laurent É., « Le “nom de jouissance” et la répétition », La Cause freudienne no 49 [2001], p. 31.
[8] Selon la formule de J.-A. Miller dans « L’inconscient et le corps parlant » : « Un dire, c’est un mode de la parole qui se distingue de faire événement », La Cause du désir no 88.
[9] Voruz V., « Se séparer sans s’arracher », La Cause du désir no 92, p. 169-174.
[10] Voruz V., « Pas de temps à perdre », témoignage à la SLP (Milan, 12 juin 2016), à paraître dans Mental.