Le colloque de l’Envers de Paris qui a eu lieu en juin dernier, avait pour titre « Visages de la ségrégation, ce qu’en dit la psychanalyse » et ce numéro d’Horizon fait place à plusieurs travaux présentés et discutés au fil de cette journée qui a marqué les esprits par son actualité brûlante et la vivacité de son engagement, à un moment où nous étions à peine sortis des élections présidentielles de 2017.
D’emblée, Marga Auré, responsable de la Revue et Camilo Ramirez, directeur de l’Envers de Paris, situent les enjeux de ce numéro : depuis la série d’attentats qui a frappé Paris et de nombreux pays en Europe et dans le monde, il y a un avant et un après. Ce repérage est fondamental car de fait, le traumatisme des attentats a des conséquences, certaines visibles, d’autres moins, sur chacun, mais aussi dans la politique et ses choix dont la ségrégation fait parfois figure de solution, fausse solution dirions-nous, en ce qu’elle divise et meurtrit.
La psychanalyse face au chaos du monde
C’est bien de ce point que s’interrogent les auteurs de ce numéro, cherchant à répondre à la question de savoir en quoi « la psychanalyse est concernée par le chaos qui nous entoure », pour reprendre la belle formule de Jacques-Alain Miller que C. Ramirez fait résonner avec à propos dans son introduction.
Elle l’est à plus d’un titre. Car si le monde change, le discours aussi et les psychanalystes ont leur mot à dire sur la façon dont ces changements font symptômes et s’interprètent. Certes, nous voyons dans l’effondrement du père dans nos démocraties, l’indice d’une chute brutale des idéaux. Pour autant, en lieu et place du père, c’est le discours de la science qui organise, classe, hiérarchise les besoins, science de l’évaluation qui fait taire le sujet et traite la vérité de chacun avec des réponses pour tous. Quant au retour du discours religieux, il est aussi le symptôme de cette évaporation du père. La religion n’est pas pour autant la réponse qui résoudrait la question de la jouissance car, nous le voyons, si elle devrait être facteur de paix, elle est aujourd’hui largement responsable des guerres dans de nombreux pays. Dieu, disait Lacan, « à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour de son passé funeste »(1). Dès lors, nous sommes au cœur de cette question. Dieu peut-il être Autre sans ramener au pire ?
Comment lire ces phénomènes contemporains qui impactent la vie de chacun avec les concepts lacaniens de jouissance et d’inconscient réel ?
Ségrégation et fraternité
La ségrégation est le signifiant du rejet. Lacan la liait, en 1970, à la fraternité, indiquant à quel point l’autre, mon frère, mon plus proche, peut devenir le plus étranger, mon ennemi au sens où ce qu’il sait de moi et ce que je sais de lui fondent un lien féroce de refus et de haine. Ce rejet de l’autre, il s’établit aussi dans l’inconscient de chacun, par la voie du symptôme lorsque se dévoile dans une analyse, combien « nous détestons chez l’autre des points de jouissance qui nous appartiennent et nous restent obscurs, des zones de nous-mêmes qui nous font horreur »(2). Voilà pourquoi le traitement de la haine commence par l’invitation à reconnaître l’opacité qu’elle recèle en soi, cette zone dont Freud pouvait dire que nous en sommes responsable, dans nos actes comme dans nos rêves. La psychanalyse reconnaît dès lors que le sujet peut élaborer un savoir sur sa jouissance de façon individuelle. Mais elle peut aussi lire comment le corps social est lui-même affecté par ce qui le traverse. Cette thèse d’Eric Laurent lui sert de point de départ dans sa conférence ici retranscrite intégralement, pour reprendre comment Freud, dans sa Massenpsychologie a montré le pouvoir de destruction de toute foule sans que la religion ne puisse tempérer ces mouvements de haine. « L’intérêt du texte de Freud est de signaler qu’il n’y a pas d’idéal qui puisse structurer la foule sans qu’une passion l’anime, qu’un affect la traverse »(3). Mais si Freud s’appuyait sur l’identification au père comme meneur idéal, E. Laurent étudie les auteurs contemporains tels Serge Hefez, Gilles Kepel, Fethi Benslama ou encore Olivier Roy qui montrent, chacun à sa façon, la complexité des identifications et de l’articulation à Dieu. Comment séparer Dieu et le père ?
Sacrifice de jouissance et violence faite aux corps
Vous trouverez quelques pistes de réflexion dans cet article où E. Laurent analyse le sacrifice d’Abraham dans les trois religions monothéistes, et nous mène à cette réponse de Lacan sur la religion dont il dit « qu’elle comporte, pour chacun, une dimension sacrificielle. Il s’agit de sacrifier sa jouissance, la cause de sa jouissance propre de sujet au corps collectif des croyants ».(4)
De quel sacrifice s’agit-il ? Faut-il le lire comme un événement de corps dans les discours religieux ? Dès lors que la garantie du père n’offre plus sa régulation de jouissance, « la certitude de jouissance, un par un, une par une » (5) est une réponse aux rapports du sujet au corps de la communauté.
Marie-Hélène Brousse fait l’analyse de « l’extension contemporaine des processus ségrégatifs »(6), nous rappelant les prédictions de Lacan aussi bien dans sa Note sur le père (7) que dans l’Allocution sur les psychoses de l’enfant, dans lesquelles il affirme que « ce à quoi, pas seulement dans notre domaine à nous psychiatres, mais aussi loin que s’étendra notre univers, nous allons avoir affaire, et toujours de façon plus pressante, à la ségrégation. »(8) C’est dans la mutation de discours qu’on peut saisir la façon dont la montée des ségrégations s’organise, montrant combien l’exemple de la Shoah comme « solution finale », répond à un mode de ségrégation des masses humaines grâce au traitement statistique des données, et aux techniques propres à la science moderne au service du discours du maître. Cela conduit M-H. Brousse à nous dire que « la ségrégation est toujours une violence faite aux corps ».(9)
Les corps sont objets vidés de leur être, et traités comme des morceaux de ce Un corps imaginaire qu’incarne l’Autre à détruire où aujourd’hui, la mise en scène de vidéos de décapitation et autres, indiquent, comme le dit Jacques-Alain Miller, « le triomphe de la pulsion agressive, de la destruction, face au triomphes sublimatoires de la religion ». (10)
Droit des corps et identités
C’est dans un entretien passionnant entre Marie-Hélène Brousse et Jean-Claude Milner que nous entrons dans la lecture de la Déclaration des droits de l’homme, où je relève cette formule très lacanienne de ce qui caractérise l’humain : « Ce qui en l’homme le rend passible de naissance et de mort, la langue commune le désigne comme corps. Les droits de l’homme sont donc des droits du corps. Ils peuvent être déclarés en langue »(11).
Le corps et ses droits, le corps et ses sacrifices, le corps et ses marques, le corps et ses jouissances, bonnes ou mauvaises, le corps prisonnier de l’Autre, rejeté ou oublié, est pris dans les réseaux signifiants de chaque époque. Pour Clotilde Leguil, à la globalisation mondiale répond la nécessité de séparer des masses, des populations, ouvrant alors à ce qu’elle appelle « la traversée des identités ». « Au moment du virage vers la globalisation, que devient le « je » ? Que devient le « nous » ? »(12) Et elle déplie en quoi la psychanalyse est un antidote à l’identitarisme ambiant, car la psychanalyse défait les identifications les plus puissantes du sujet. « Elle rend possible une aventure subjective qui donne un destin nouveau aux identifications qu’on prenait pour des identités inaltérables. » Dès lors, le repli identitaire est touché, car le symptôme comme « identité la plus assurée du sujet », selon Jacques-Alain Miller, est aussi ce qui le fait se sentir étranger à tout autre, étranger à soi-même.
Francesca Biagi-Chai nous plonge dans la question de « la folie et les impasses dans la civilisation ». (13) Aujourd’hui, nous dit-elle, « la succession à rythme accéléré de signifiants-maîtres pour dire la folie, l’éloigne de son lien au signifiant. Celui-ci ne vaut alors que comme signe où s’inscrit la négation du sujet. Les signes sont ce qui conduit à traiter la folie comme objet, rebut du discours, envers du zénith ». Quoi de plus juste en effet, pour indiquer à quel point le fou est objet rejeté parce que sa parole est de plus en plus niée. Ne restent que les signes renvoyant à des listes ou items qui vérifient des diagnostics fondés sur des comportements plutôt que sur les idées, les paroles, les certitudes ou les doutes des patients.
Radicalisation et justice
Le chapitre suivant est consacré à l’actualité de la ségrégation et ouvre sur un entretien de Philippe Lacadée avec une magistrate, Valérie Lauret, exerçant les fonctions de juge des enfants qui nous plonge dans la question brûlante de la radicalisation des jeunes. De son expérience, V. Lauret nous indique que « de nombreux enfants et adolescents qui ont été malmenés par nos décisions et nos incohérences ne basculent pas pour autant dans des actes de terrorisme violent, ou ne veulent pas partir en Syrie. La question de savoir pourquoi certains vont jusque-là reste donc tout à fait entière et révèle la nécessité éthique que cette question reste singulière ». Cela mérite toute notre attention et surtout, nous démontre, s’il était besoin de le répéter, que la parole est au cœur de la pratique de V. Lauret qui cherche surtout à saisir les ratages de ces parcours d’adolescents exclus le plus souvent de leurs familles et sans place pour eux dans le monde.
Clinique de la ségrégation, clinique du réel
Viennent ensuite une succession de cas cliniques, tous passionnants, qui nous éclairent sur la rencontre avec l’exclusion, le rejet, le refus, l’abandon, la drogue, la perte, la condamnation, le viol, etc. dans un dispositif qui met au cœur de son acte, la parole certes, mais aussi le psychanalyste. Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? A lire ces cas, à lire ces rencontres, on est traversé par l’idée que ces psychanalystes-là sont différents, non pas parce qu’ils ont choisi de ne pas fermer les yeux sur le monde et ces personnes qui vivent ou ont vécu des situations d’horreur, mais parce qu’ils savent les entendre, au sens où ce qui nouent leurs paroles et leurs corps s’inscrit dans leur désir d’analyste, plus proche du réel que du sens à produire. C’est cette expérience d’une psychanalyse renouvelée, qui elle aussi, ne peut se faire sans l’expérience de son École, en tant qu’elle est, elle aussi, sujet de son désir, comme l’a dit J.-A. Miller dans sa théorie de Turin sur le sujet de l’École.
Pour conclure
Tout ne peut être dit, tout ne peut être présenté en quelques lignes, sur ce numéro d’Horizon qui est un numéro d’exception. Il nous plonge dans l’actualité de notre époque, attrapant le réel de ce qui fait de la ségrégation une manifestation propre au sujet de l’inconscient qui se diffracte sur les différents visages qu’elle prend dans notre monde. Lisez-le. Non seulement vous serez touchés par les situations de ces sujets rejetés, mais vous en saurez un peu plus sur la façon dont les mécanismes de la ségrégation démontrent que « l’évaporation du père » dont parle Lacan n’est pas sans conséquence sur les corps détachés de leur Autre méchant, le fuyant, le rejetant aussi bien puisqu’il faut survivre à la grave maladie de la haine et du rejet.
1 Lacan ., « Télévison », Autres écrits, Paris, Seuil, collection Le champ freudien, 2001, p.534.
2 Camilo Ramirez, p. 15.
3 Eric Laurent, p. 25
4 Ibid., p. 29.
5 Laurent Eric, p. 7.
6 Marie-Hélène Brousse, p.35.
7 Lacan J., « Note sur le père », La cause du désir, n°89, Paris, Navarin Editeur, mars 2015, p. 8.
8 Lacan J., « Allocation sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p. 362.
9 Marie-Hélène Brousse, p. 38.
10 Eric Laurent, p. 31.
11 Jean-Claude Milner, p. 41.
12 Clotilde Leguil, p. 56.
13 Francesca Biagi Chai, p. 68.