En 1958, S. Beckett écrit sa pièce La dernière bande. Dans un dispositif dépouillé, clos et sombre, un homme seul, Krapp, dialogue avec une bande magnétique enregistrée par lui-même 30 ans plus tôt.
Cet homme, dont le nom résonne avec « crap » / « merde » en anglais, a un rapport profondément désaccordé au monde qui lui fait face et le regarde. Son rapport morcelé au corps et à la langue l’oblige à lutter âprement pour avoir le sentiment d’exister. Réécouter rituellement sa bande enregistrée en la faisant répétitivement revenir au passé lui permet de revenir à des états de corps révolus, notamment comme celui d’un amour serein avec une femme charnellement belle et jeune, et lui permet, un court instant, de se libérer de son chaos existentiel et de le rattacher à la vie.
Mais la présence de la mort comme absence irreprésentable, celle de la mère indissolublement liée à sa vie, le ramène inexorablement à ce moment terrible et mémorable où il a choisi l’écriture : « Cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierais jamais, où tout m’est devenu clair. […] Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir […] du miracle qui … (il hésite) … du feu qui l’avait embrasé. »1 Ce feu indestructible noué à ce dur combat avec la langue qu’est l’écriture est devenu dés lors la seule véritable échappatoire pour cet homme dénué de toutes certitudes, jusqu’au chaos, jusqu’au silence nu, jusqu’à la viduité de tout regard.
Avec La dernière bande, Beckett met-en-scène, comme une farce grotesque et tragique, un personnage clownesque, qui, entre ombre et lumière, tend un miroir au spectateur. Dans ce miroir, le spectateur est pour Krapp cet autre, cette « sorte de semblable, de double, plus beau que lui-même »2 qui permet à Krapp-Beckett, le temps de la représentation, d’être lui-aussi un homme. Mais cet autre-spectateur est aussi celui à qui est dévoilée dans le miroir cette vérité cachée derrière l’image, la vérité du désarroi. À travers la dépossession-de-tout de Krapp, le spectateur apprend à se voir comme celui qui ne comprend rien à rien et ne sait rien de ce qu’il désire. Il lui faut éprouver ce que tout homme éprouve : qu’il est « ce personnage qui se demande tout le temps s’il existe, [et qui] n’a d’un tort, c’est de répondre oui. […] Fondamentalement, il est là, tout seul. »3
Dans ce rendez-vous théâtral, Beckett, sa pièce La dernière bande et le spectateur se nouent de façon solidaire pour que surgisse, l’instant de la représentation, l’être sans objet, sans regard, et qui nous regarde. Mettre aujourd’hui en scène le théâtre beckettien, comme l’a fait dernièrement P. Stein au Théâtre de L’œuvre, est un choix propre à nous rappeler à ce que Lacan nomme « la douleur d’exister quand le désir n’est plus là. »4 Il nous montre un monde dépeuplé et éparpillé, un monde des Uns-égarés, à l’image de notre XXIe siècle mondialisé. Mais c’est aussi, en montrant cet être beckettien sans regard, provoquer les questions et les réflexions du spectateur, c’est-à-dire causer son désir.
1 S. Beckett, La dernière bande, 1958, Minuit, 1959, p. 74.
2 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-59, La Martinière, 2013, p. 394.
3 J. Lacan, Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, 1954-55, Seuil, 1978, p. 311.
4 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit, p. 116.