À l’image de toutes les publications de notre champ, ce n’est pas que l’Hebdo blog soit très porté à évoquer et disséquer les passions tristes qui semblent rivaliser d’ardeur pour s’imposer et emporter notre civilisation malade. Et pourtant : parmi elles, la haine tient haut le pavé, et l’analyste, homme du siècle, se doit de la regarder, de l’affronter, lui qui se tient au plus près de ce réel qu’il lui faut cerner. Il ne s’agit ni d’un choix esthétique, ni d’une obligation morale, mais de notre position, de ce « tu dois » nettoyé des idéaux qui eux rendent véritablement aveugles.
Dès lors, la haine se dévoilera tapie dans chacune des interstices du lien social, amoureux, familial, chez l’enfant qui voit arriver un petit frère comme chez la jeune femme qui aimerait tant quitter ses parents et prendre son envol, chez ce voisin qui ne supporte pas, au choix, la musique/la langue/les rites de la famille qui vient de s’installer à l’étage, comme chez cet ex-amoureux transi qui voit sa belle filer avec un autre, et même chez ce jeune homme bien sous tous rapports qui déversa pendant des années sur Twitter, sous un faux nom bien de chez nous ses injures racistes, homophobes, antisémites, via « ce personnage de fiction maléfique »1 qu’il s’était créé.
Mais ce personnage maléfique, justement, ne sommes-nous pas bien placé pour savoir, avec Freud et Lacan, qu’il est loin d’être fictionnel, et que chacun de nous le porte avec lui, en son sein, comme son hôte le plus étranger, et ce, quelles que soient les conditions économiques, sociales, politiques, même si ces dernières le nourrissent à mesure qu’elles se dégradent, et se durcissent ? Cet hôte dont on peut user pour grandir, se séparer, créer, tant que les ressorts de l’invention, de la sublimation peuvent s’animer, être mus par une rencontre. Mais aujourd’hui qu’en France, et dans le monde, ces ressorts paraissent cassés, ou risquent de l’être, comme cela est vécu et ressenti par une portion croissante de ceux qui sont nos concitoyens, comment considérer cet hôte, comment le toucher ?
Le conseil de l’École de la Cause Freudienne a lancé un appel à lutter contre Marine Le Pen et le Front National, dont vous lirez les termes aujourd’hui. C’est la face politique de notre association, son utilité publique, que Jacques-Alain Miller évoquait lors de la dernière journée de « Question d’École », en janvier dernier. Mais cette association est avant tout composée, les uns à côté des autres, un plus un plus un…, d’analystes, c’est-à-dire d’abord d’analysants, de femmes et d’hommes au travail de reconnaître en eux le visage de cet autre grimaçant. Voilà bien la tâche quotidienne qui nous incombe, celle de pouvoir, l’ayant reconnue pour soi, accueillir chez chacun de ceux qui s’adressent à lui, ou qu’il est amené à pouvoir toucher, le visage de cet autre, cet hôte grimaçant, pour en dessiner les contours, l’accepter comme la part la plus intime en soi, et dès lors, lui ayant fait une place, s’en délester. Cela pourrait sembler bien peu, mais n’est-ce pas ainsi que peut continuer à se tisser le lien social, en résistant à ces vertiges de la haine, c’est-à-dire non en refusant en bloc ceux qu’ils happent, mais en ménageant des espaces, non médiatiques, mais singuliers, pour les dire, et peut-être alors, s’en séparer ?
Photographies : Timeo Liber
1 CF « Tweets outranciers : l’étrange cas du Dr Meklat et de M. Deschamps », Libération, 20 février 2017, http://www.liberation.fr/france/2017/02/20/tweets-outranciers-l-etrange-cas-du-dr-meklat-et-de-m-deschamps_1549711