Conversation entre Nathalie Jaudel et Philippe Hellebois
« Il est vrai que venir parler de La légende noire de Jacques Lacan pourrait paraître dérisoire compte tenu des attentats du 13 novembre, de la montée du Front National, mais ce livre tente à sa façon de s’inscrire dans cette actualité. Il participe du débat des Lumières. » C’est par ces propos que Nathalie Jaudel inaugure la conversation qui s’est tenue à Angers le 12 décembre 2015 avec Philippe Hellebois, puis avec la salle, dont nous vous livrons ici les temps forts.
« Ce livre est comme une Aria de Mozart, il s’apprécie toujours plus au fur et à mesure de sa relecture ». Dans une première partie, Philippe Hellebois est l’interlocuteur privilégié de Nathalie Jaudel, prompt à régaler la salle de son esprit vif et de sa grande érudition.
Philippe Hellebois évoque une des références de Nathalie Jaudel, Michelet, dont Roland Barthes construit la biographie comme un « réseau organisé d’obsessions ». Alors est-ce qu’aux obsessions de Michelet répondent les obsessions de Roudinesco ?
Nathalie Jaudel : Je me suis interdit d’analyser l’implication subjective de Roudinesco dans son travail. Je me suis refusée à faire une psychobiographie.
Philippe Hellebois : Tu ne tombes jamais dans le pamphlet, tu prends son discours au sérieux. Moi qui suis historien, je suis étonné, elle invente des sources, elle travestit les faits. Mais, pour le démontrer, il faut fournir un travail sérieux. C’est ce qui permet la critique. Rappelons-nous le soin que Lacan met à lire les textes de l’IPA avant de les critiquer.
N. J. : J’ai pris un crayon, et un cahier que j’ai divisé en sections, et j’ai noté chaque référence à tel ou tel thème ; donc, d’une certaine manière, on peut dire que j’ai pris cette biographie comme témoignant d’un réseau organisé d’obsessions.
P. H. : Elisabeth Roudinesco aime Lacan tant qu’il est peu connu. Elle se transforme en procureur quand il devient un homme d’exception. Mais la position de Lacan n’est pas du tout celle du père de la horde, c’est une position féminine. D’ailleurs la question n’est pas de critiquer ou de ne pas critiquer Lacan. Lui-même critique Freud. Ce qui est impardonnable, dis-tu, c’est de le rater, d’en faire un petit bourgeois ordinaire. Le réel de Lacan a sur Elisabeth Roudinesco un effet très particulier…
N. J. : Tu touches là à une question essentielle puisqu’au fond Roudinesco, en faisant cela, se coule dans la doxa. Pourquoi Lacan a-t-il été aussi détesté ? La position de Roudinesco est de dire : s’il était détesté, c’est qu’il était détestable. Mais il y a une autre façon de voir les choses, qui est de dire : s’il était détesté, c’est parce qu’il s’est voué à incarner un impossible à supporter.
P. H. : Tu soutiens aussi qu’Elisabeth Roudinesco participe à l’arraisonnement de l’histoire par la mémoire.
N. J. : La science historique, pour se constituer, s’est détachée de la mémoire. On pourrait avoir l’idée qu’entre psychanalyse et mémoire il y a des affinités, mais, déjà, chez Freud, il y a un mouvement de ravalement de la mémoire quand il dénonce par exemple la confusion entre souvenir traumatique et fantasme. Elisabeth Roudinesco ne critique aucun des témoignages recueillis — sauf celui de Lacan. Elle a l’idée qu’elle est objective parce que, pour la biographie, elle n’a interviewé aucun de ceux qui ont vraiment aimé Lacan. Et lorsqu’elle croit défendre, le remède est pire que le mal. Quand elle veut défendre Freud contre Michel Onfray qui l’accuse d’avoir eu une liaison avec sa belle-sœur, elle dit : c’est matériellement impossible ! Lacan, lui, à ce sujet, disait : peut-être, et alors ?
P. H. : Tu montres que toute biographie est une illusion. Elisabeth Roudinesco tombe dans le piège de rétablir du sens partout. Le Michelet de Barthes est un puzzle. Ton obsession à toi, c’est le continu et le discontinu.
N. J. : Les grandes oppositions symboliques qui prévalaient sous le régime du Père se dissolvent. Ainsi, la clinique du dernier Lacan est une clinique continuiste, qui se superpose à la clinique structurale. Et l’on assiste aujourd’hui à une volonté féroce de rétablir ces oppositions symboliques, par exemple lorsque l’on substitue aux frontières qui n’existent plus des murs de six mètres de haut.
P. H. : Tu fais l’éloge de la contingence. Roudinesco n’a pas l’idée de la contingence.
N. J. : Elle pousse la logique de son structuralisme jusqu’au bout puisqu’elle ignore le Lacan d’après 1966. Nous ne sommes pas non plus strictement contingentistes, sinon il n’y aurait plus de témoignage de passe, plus d’hystoire, possibles. Je voulais que se dégage de mon travail un portrait de Lacan. Pour ce faire, Vie de Lacan[1]a été à la fois un facilitateur et un obstacle. Comment faire pour ne pas refaire à l’identique et comment s’en servir comme boussole pour ne jamais se situer en référence à des valeurs, pour ne jamais dire : c’est bien, c’est mal, pour accepter qu’il soit insupportable, exaspérant ? Ce qui se dégage de Vie de Lacan, c’est la tendresse de Jacques-Alain Miller pour son extravagance, qu’il l’accueille dans sa splendeur, dans sa flamboyance, au siècle du politiquement correct.
En deuxième partie de l’après-midi, de nombreuses questions fusent encore, les réponses de Nathalie Jaudel sont vives et percutantes : on en retient, au hasard, que vouloir « être Autre malgré la loi » n’est pas donné à tout le monde, et que, si Lacan incarnait ce qu’il y a d’énigmatique dans le désir, il avait aussi ce tact dans l’audace qui faisait, comme dit Cocteau, qu’il savait « jusqu’où l’on peut ne pas aller trop loin ».
[1]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan » (2010), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.