Lacan appelle urgence la modalité temporelle qui répond à l’advenue ou à l’insertion d’un traumatisme. Il écarte que le situation analytique soit faite d’une rencontre et il désigne ce qu’on appelle la demande de l’analysant en puissance comme la requête d’une urgence. Ce mot d’urgence est, pour Lacan, comme le nom de ce qui apparaît de ce qui met en mouvement la requête de l’analysant en puissance.
Ce mot d’urgence vient aussi quand Lacan évoque la question de la formation analytique dans des termes qui datent d’avant sa « proposition », dans « Du sujet enfin en question »(1). Ne prenons pas comme de hasard que nous retrouvions, à la fin de ce texte consacré à la notion de la psychanalyse didactique comme condition de la formation – Lacan opérant des remaniements sur sa conception -, encore l’évocation de l’urgence. « Au moins maintenant pouvons-nous nous contenter de ce que tant qu’une trace durera de ce que nous avons instauré » – c’est au moment où il boucle ses Ecrits-, « Il y aura du psychanalyste à répondre à certaines urgences subjectives, si les qualifier de l’article défini était trop dire, ou bien encore trop désirer. »(2) Je laisse ce point de côté qu’il ne dit pas des psychanalystes, mais du psychanalyste, pour accentuer que le mot urgence, là des urgences subjectives, vient comme le colophon de ce texte, valider qu’il s’agit bien de la fonction psychanalytique, et qu’elle a rapport essentiellement, avant le début de l’analyse, avec l’urgence, c’est-à-dire avec l’émergence de ce qui fait trou comme traumatisme.
Cette urgence est aussi célébrée par Lacan dans son rapport de Rome, qui donne le relief que ce terme a pour Lacan, et qu’il ne faut pas laisser perdre. Nous ne le laissons pas perdre puisque nous créons aujourd’hui des dispositifs très insérés dans la société, même de façon minimale, pour traiter l’urgence. Ces centres d’urgence sont à prendre avec la dignité que Lacan apporte à ce terme(3). Il nous fait miroiter ce terme dans son rapport de Rome : « rien de créé qui n’apparaisse dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement dans la parole »(4). Nous en avons l’illustration ici, puisque cette urgence, avec laquelle il faut faire la paire, est précisément ce qui sollicite, chez le requérant, chez celui qui fait la requête, en lui, pour lui, le dépassement dans la parole, qui est aussi, dans la perspective, développée ici, le ratage de la vérité menteuse.
Il y a encore ce petit rajout par Lacan : « Mais rien aussi qui n’y devienne contingent »(5). Voilà un terme déjà plus technique, qu’il nous faudra un peu articuler dans la suite de nos entretiens. C’est déjà marquer, comme Lacan s’y est employé d’une façon logicienne, ce qu’il y a d’inéliminable dans la fonction de la hâte, l’urgence étant en quelque sorte la version déjà thérapeutique de la hâte. Il y a là, dans tout ce qui touche à la vérité, toujours une précipitation logique, et il suffit d’ajouter que c’est la précipitation aussi bien dans le mensonge que peut véhiculer la vérité à quoi l’on s’est rendu attentif. Cela demande certainement une stratégie de la vérité qui est, comme l’évoque Lacan dans d’Un Autre à l’autre, « l’essence de la thérapeutique »(6), et qui du point ou Lacan nous conduit, ne demande seulement à y ajouter qu’elle doit faire sa place au mensonge qu’elle comporte.
Pour un peu secouer la chose, pour la montrer palpitante, je vais vous lancer dans le rapport que je voudrais établir, et vous renvoyer au commentaire de Lacan de l’hallucination de l’homme aux loups, telle qu’il la situe au début de son enseignement, en connexion avec ce que j’ai dessiné, à partir d’une lecture minutieuse, de la place du réel. On lit souvent ce texte en rapport avec la « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »(7). Ce texte qui porte sur ce qui, se trouvant coupé de toute manifestation symbolique, réapparaît, dit soigneusement Lacan, « erratiquement »(8). Ces manifestations erratiques de ce qui est coupé de la symbolisation, et qui seront, dans « L’espace d’un lapsus » (9), mises en valeur dans la psychose – un texte qui vient à la fin du Séminaire sur Joyce –, sont déjà la figuration de ce que Lacan a appelé le réel sans loi, c’est-à-dire un réel disjoint du symbolique, et qui le surmonte.
Ces considérations débouchent, comme c’est explicite dans ce dernier texte de Lacan, sur le déplacement qu’il a fait subir à cette épreuve cruciale qu’il a appelé la passe. Il y a un malaise dans la passe, dans les institutions qui ont, les premières, voulu mettre en œuvre cette épreuve. C’est – depuis le sinthome de Lacan – à partir d’un réel que ce malaise dans la passe peut être à la fois situé et surmonté.
* Extrait de « L’inconscient réel », Quarto n° 88-89, pp 9-10
1 Lacan J., « Du sujet enfin en en question » (1966), Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 229-236.
2 Ibid, p. 236.
3 J.-A. Miller parle des CPCT créés par l’Ecole de la Cause Freudienne et autres écoles de l’Association Mondiale de Psychanalyse.
4 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (Rapport du Congrès de Rome tenu à l’istituto di Psicologia della Universita di Roma les 26 et 27 septembre 1953), Ecrits, op. cit, p. 24.
5 Ibid.,
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2006, p. 19.
7 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957-1958), Ecrits, op. cit., p. 531-583.
8 Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » (1954), Ecrits, op. cit., pp. 385 et suivantes.
9 J.-A. Miller appellera maintenant et dans la suite du premier trimestre de son cours 2006-2007, « La préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » : « L’espace d’un lapsus » ou « L’es d’un laps ».