Les 46e journées, le regard, ceci nous évoque aussitôt Unica Zürn, cette artiste surréaliste du XXe siècle qui a investi l’anagramme, le dessin, et l’écriture.
Les contrées zûrniennes sont psychotiques. L’Homme-Jasmin s’ouvre sur une brisure à six ans où se lit un certain rapport au regard pour l’artiste. Au sortir d’un rêve, elle se réfugie dans les bras de sa mère « comme s’il était possible de retourner […] là d’où elle est venue – pour ne plus rien voir »[1], entendez la dimension scopique. Cependant elle n’y rencontre que la jouissance de l’Autre maternel armé de sa langue incestueuse. Épouvantée, elle s’enfuira et fera une rencontre hallucinatoire : l’Homme-Jasmin, un homme paralysé dans son jasmin. Elle ajoutera que « Plus beaux que tout ceux qu’elle a jamais vus, ces yeux-là sont bleus »[2]. Le regard se lie ici à la beauté, à propos de laquelle Lacan écrivait : « la fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale »[3]. Qu’est-ce qui est venu tempérer au dénouage ? La beauté de l’objet regard ? Ou bien l’hallucination et la nomination opérée ?
Pourtant elle indique que le début de sa folie est ultérieur, lorsqu’adulte elle se retrouvera en face de l’Homme-Jasmin. À partir de là, « elle commence à perdre la raison »[4]. Cette apparition, parfois incarnée par Bellmer, est-elle venue comme Un-père en tiers dans le couple imaginaire Unica-Homme-Jasmin ? Ici, c’est un autre versant du regard qui se dévoile : c’est d’une rencontre visuelle dans la « réalité » – probablement hallucinatoire – qu’elle situe son déclenchement.
Chez Unica Zürn, le dessin convoque l’œil, objet de la jouissance de l’Autre. Elle écrira qu’« Après un premier moment où la plume ‘‘nage’’ en hésitant sur le papier blanc elle découvre la place dévolue au premier œil. Ce n’est que lorsqu’on la regarde du fond du papier qu’elle commence à s’orienter et que, sans peine, un motif s’ajoute à l’autre »[5]. Ses dessins sont marqués par ce regard : des formes oculaires fixent le spectateur. Elle semble tenter de traiter l’œil par le dessin, ce dernier servant à délimiter le regard, à en border la jouissance en excès. Ça peut autant réussir qu’échouer, comme cette fois où « le premier œil apparaît dans le blanc de la feuille. Il exprime la méchanceté […] ! […] apparaît tout entier le visage diabolique qui devient de plus en plus noir, et dans son exaltation à rendre cette grimace plus terrifiante encore, elle brise plume sur plume. ‘‘C’est le diable’’, disent les autres »[6]. Le diable, c’est la jouissance contenue dans l’œuvre.
Sujette à l’automatisme mental, elle présente sa relation à l’Autre, l’Homme-Blanc, comme : « Lui, c’est l’aigle qui décrit ses cercles au-dessus du petit poulet masochiste [elle] »[7]. Il y a au-dessus d’elle cet aigle aux yeux acérés qui la transperce de sa jouissance et dont le dessin est recours pour border cela.
Ses productions se font sous le regard de Bellmer, son compagnon, qui l’a initiée aux anagrammes. C’est pourquoi L. Jodeau-Belle[8] pouvait proposer que ce soit le regard de Bellmer sur Unica qui la tienne. Elle avançait cela en connaissance du suicide de Zürn au moment où Bellmer, hémiplégique, ne tient plus son rang et rompt avec elle. Il n’est plus en mesure d’apposer son regard sur elle. C’est le paradoxe du regard chez Unica : ça la tient et en même temps ça la fait jouir à l’excès. J-A Miller énonçait en 2004 : « Le sinthome c’est une pièce qui se détache pour dysfonctionner […]. C’est une pièce qui n’a pas de fonction, qui n’en n’a pas d’autres que […] d’entraver les fonctions de l’individu. […] il s’agit dans l’analyse de lui trouver, de lui bricoler une fonction »[9]. Finalement est-ce qu’Unica Zürn n’essaie pas de bricoler une fonction à cet objet du désir de l’Autre qu’est l’objet regard et qui, dans son cas, se détache et dysfonctionne ?
Romain Aubé est étudiant à la Section clinique de Rennes (UFORCA-Rennes) et en Master 2 Pratiques et recherches en psychopathologie à l’Université Rennes 2.
[1] Zürn U., L’Homme-Jasmin, L’imaginaire, Gallimard, Mesnil-sur-l’Estrée, janvier 2012, p.15.
[2] Ibid., p.16.
[3] Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p. 776.
[4] Zürn U., L’Homme-Jasmin, op. cit., p.18.
[5] Ibid., pp. 152-153.
[6] Ibid., p. 162.
[7] Ibid., p.22.
[8] Intervention de Laetitia Jodeau-Belle lors de la discussion qui a suivi la conférence de Chantal Tanguy, « Unica Zürn, une écriture de l’abîme », Séminaire La femme, le corps et les jouissances, 16 octobre 2014, Laboratoire « Recherches en psychopathologie, nouveaux symptômes et lien social », EA 4050, Université Rennes 2, inédit.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 17 novembre 2004.