Dans son texte d’orientation pour le prochain Congrès de l’Association mondiale de Psychanalyse, Jacques-Alain Miller affirme que l’on pourrait « sauver la clinique en dépit de toute dépathologisation » [1]. Pour cela, il suffirait de faire appel à la dialectique, mais pas n’importe laquelle : celle de Monseigneur Dupanloup.
Évêque d’Orléans, Dupanloup publie en 1865 une brochure proposant une interprétation du Syllabus du Pape Pie IX. Accompagnant l’encyclique Quanta Cura, le célèbre Syllabus dresse une liste d’erreurs du monde moderne dans les domaines de la religion, de la philosophie et de la politique et condamne le rationalisme des Lumières, ainsi que le libéralisme et le laïcisme. Rapidement devenu le symbole de l’aversion du catholicisme à la modernité, ce document a suscité de vives réactions. Dans le but d’apaiser l’agitation, Dupanloup publie un écrit où il a recours à la différence entre la thèse et l’hypothèse. Il y propose de « distinguer les propositions absolues, et les propositions relatives ; car ce qui pourrait être admissible en hypothèse, sera souvent faux en thèse » [2]. Or, grâce à cette différence de niveau – l’absolu de la thèse et le relatif de l’hypothèse –, une même proposition peut avoir des valeurs de vérité différentes selon le niveau auquel on la considère. Ainsi, l’évêque ne nie pas la doctrine du document papal, tout en ouvrant un espace de modulation des propositions plus compatible avec le monde moderne. Drôle de dialectique : la contradiction n’est pas destinée à être dépassée dans une confrontation, mais les contraires coexistent. Simple ruse rhétorique ou vrai tour de force faisant preuve de tact mondain ?
Revenons à la clinique. Comment pourraient coexister la dépathologisation et les distinguos cliniques ? La thèse générale, dit J.-A. Miller, est celle du tout le monde est fou, c’est-à-dire : tout le monde se défend contre le réel, chacun à sa manière singulière. Ici, pas de référence à une norme qui séparerait le normal du pathologique, mais un « égalitarisme post-clinique » [3]. Cela n’implique pourtant pas la fin de la clinique et de ses distinctions, car au niveau de l’hypothèse, elle garde sa pertinence relative. Tenir ces deux niveaux permet, comme le dit J.-A. Miller, « de parer au désordre [que pourrait entraîner] l’application aveugle du principe absolu » [4]. Aussi, pourrait-on ajouter, cela nous empêche de tomber dans le malentendu qui assimile la dépathologisation de la psychanalyse à celle revendiquée par le discours contemporain, qui est celui du sujet de droit.
Entre thèse générale et hypothèse relative, nulle unité des contraires. Pour le clinicien, il s’agit plutôt de faire des allers-retours entre ces deux niveaux, qui gardent chacun leur pertinence. À condition, bien évidemment, de se rappeler que la clinique psychanalytique, même si elle en est l’héritière, se distingue de toute nosographie psychiatrique. Car, à la différence de celle-ci, qui relève du discours du maître et situe le savoir du côté du seul médecin, elle est clinique sous transfert [5] – le symptôme dont il s’agit ne va pas sans une dimension d’adresse. Si le clinicien doit pouvoir ignorer tout ce qu’il sait, c’est parce que c’est le patient qui lui apprend ce dont il souffre. En ce sens, les distinguos de la clinique psychanalytique ne se réfèrent pas à des entités, à des catégories étanches, mais renvoient à une attention toute particulière portée aux détails qui pointent déjà vers le singulier.
Paula Galhardo Cépil
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[1] Miller J.-A., « Tout le monde est fou », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 51.
[2] Dupanloup F., La convention du 15 septembre et l’encyclique du 8 décembre, Paris, Charles Douniol, Libraire-Éditeur, 1865, p. 105. Disponible à https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5427763m.texteImage
[3] Miller J.-A., « Tout le monde est fou », op. cit., p. 51.
[4] Ibid.
[5] Cf. Miller J.-A., « C.S.T. », Ornicar ?, n° 29, été 1984, p. 142-147.