Enora est une jeune fille de dix-sept ans que je rencontre depuis deux mois. Elle se plaint d’emblée des « embrouilles » avec l’Autre – ses parents, ses amies, les garçons. Un « j’écoute, je donne et je n’ai rien en retour » se dégage.
Un désir voilé
Elle dit être souvent en conflit avec sa mère avec qui elle vit seule depuis la séparation du couple parental alors qu’elle était âgée de quatre ans. Elle lui reproche de « la prendre pour une adulte » quand elle lui confie notamment ses problèmes financiers l’ayant conduite au surendettement.
Enora rapporte avoir écourté son séjour cet été chez son père car elle n’a pas supporté qu’il exerce « son autorité » en lui interdisant de visionner une série de télé-réalité, Secret Story. Elle déplore par ailleurs qu’il ne se préoccupe pas d’elle. Sa demande d’amour insatisfaite, elle décide de couper le contact.
Depuis cette rupture, Enora est « déprimée ». Elle rompt également tout lien social en ne sortant plus de chez elle. Elle passe beaucoup de temps à surfer sur le net ; elle suit la vie des people, elle enchaîne les séries où se produisent ses acteurs préférés. Elle se plaint de « ne pas se bouger ». J’interviens pour lui dire que l’injonction surmoïque paternelle : « Il faut que tu te bouges ! » la paralyse et je conclus : « Votre désir reste en rade ». Surprise, Enora pleure et acquiesce : « C’est tout à fait ça ! ».
Faire usage de son symptôme
Cette troisième séance modifie radicalement sa position subjective.
Elle engage alors son désir en décidant d’investir son année de terminale bac pro « styliste » pour devenir « créatrice de mode ». Elle choisit deux lieux de stages qui l’intéressent afin de développer ses compétences professionnelles. Fashion victim, Enora s’inspire également de sites de mode et de de blogs « tendances » pour acquérir un savoir-faire.
En séance, elle me fait part de ses trouvailles. Internet devient ainsi « une boussole »1, un objet d’échange vivant.
Elle s’en sert également pour modeler son image corporelle. En choisissant une coiffure plus sophistiquée, elle cherche à s’identifier à son idéal féminin, les pin-up, icônes des années cinquante.
Être celle qui fait exception
Enora privilégie les liens virtuels : elle se rebranche sur les objets de communication contemporains. Elle dialogue en ligne sur twitter, elle tchate sur facebook, elle textote sur son portable.
Et elle parle en séance de son usage des réseaux sociaux. Elle rapporte avoir relancé un garçon en lui écrivant un message sur facebook : « Ça me ferait plaisir de te revoir ». A onze ans, elle aimait éperdument Farid, mais celui-ci la repoussait.
Elle raconte ce rêve produit à treize ans qu’elle interprète comme la fin de son amour pour lui : « Je prends un bain avec Farid, je lui frotte le dos et je me rends compte qu’on est frère et sœur. » Ce rêve semble indiquer davantage qu’Enora est en prise directe avec l’image. Son désir passe par un amour idéalisé, décorporisé.
Le désamour la victimise. En effet, elle se dit « effondrée » lorsqu’un ancien lycéen qui lui plaît refuse d’être ami avec elle sur facebook. La formule qu’elle énonce alors : « j’aurais voulu être celle qui fait exception » laisse apparaître les coordonnées de son mode de jouir. Enora est une jeune femme moderne « amoureuse de l’amour » qui veut être aimée afin de faire exister son être2. L’âme, indique, Lacan relie l’amour et l’être : « […] les femmes sont aussi âmoureuses, c’est-à-dire qu’elles âment l’âme»3.
Faire avec l’abandon
Dernièrement, Enora me livre une pensée qui l’a « choquée », apparue au moment où elle se photographiait : « Je suis narcissique, dans le bon sens quand même ». Elle me lit une définition du narcissisme qu’elle a au préalable trouvée sur internet et elle conclut : « Je ne suis pas assez aimée et j’ai peur de l’abandon. » Elle associe avec un souvenir d’enfance traumatique, un sentiment d’abandon éprouvé lors du départ de son père de la maison familiale. Ce retour du refoulé a un effet d’ouverture de l’inconscient : « J’avais pas pensé que c’est pour ça que je veux être aimée ».
Enora parvient alors à se décaler de sa position de victime. Elle envisage à l’avenir une relation amoureuse moins ravageante en assumant vouloir ce qu’elle désire, être aimée sans forçage et avec réciprocité.
Elle décide aussi en séance de décliner l’invitation à boire un verre, postée sur facebook, par un ami de son grand frère qui la laisse indifférente. Elle l’éconduit toutefois en restant « correcte », aimable, afin de ne pas se faire rejeter. Elle trouve ainsi dorénavant des semblants qui régulent son rapport à l’Autre sexe.
Prendre la parole lui permet ainsi non seulement de réinventer sa place dans l’Autre, mais également de se dégager des relations conflictuelles avec son entourage.
1 Miller J.-A., « Une fantaisie », IV Congrès de l’AMP, Comandatuba, Bahia, Brésil, 2004.
2 La femme exige d’être aimée, c’est pourquoi Jacques Lacan évoque « la forme érotomaniaque de l’amour », in « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.733.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79.