La consultation au CPCT se fait à la demande de l’éducatrice de Jeanne qui a des relations difficiles avec sa mère, un goût pour la rue et pour la marginalité.
Jeanne est une adolescente de dix-sept ans, au look androgyne, gothique. Elle craint les moments de solitude car les « mauvais souvenirs » l’assaillent alors, liés à un événement traumatique du passé et elle ne sait plus comment trouver un soulagement. Il lui vient des « mauvaises pensées » : elle a des idées noires et se scarifie. Deux ans auparavant, elle a fait une tentative de suicide en ingérant une grande quantité de médicaments prescrits à sa mère. Son intention était de « s’endormir » pour oublier ses problèmes.
Lors de la deuxième séance, aussitôt entrée dans le bureau, elle paraît paniquée et me demande si elle peut brancher son téléphone car elle n’a bientôt plus de batterie et « ça l’embête que son petit ami ne puisse pas l’appeler ». Elle semble soulagée que j’accepte sa demande. Je saisis cet événement contingent pour m’intéresser à la position subjective de Jeanne dans son usage de l’objet téléphone portable.
Elle explique qu’elle et son copain « sortent ensemble » depuis quelques mois seulement mais restent « connectés » en permanence par leurs téléphones, qu’ils laissent branchés nuit et jour, sept jours sur sept. Lorsqu’ils sont séparés, elle reste rivée à son téléphone, en espérant qu’il lui envoie des sms. Elle ne sait pas si elle est amoureuse de lui, précise-t-elle, mais « il me rassure ».
Il arrive souvent à Jeanne d’appeler son ami en pleine nuit lors d’une insomnie. Celui-ci se prête au jeu, quelle que soit l’heure, et semble valorisé par ce rôle.
Elle est sûre qu’il aura laissé son téléphone allumé et répondra à son appel. Cette pensée a davantage un caractère magique apaisant qu’une valeur de certitude.
Jeanne aime prendre des risques et expérimenter de nouvelles sensations ; elle prend de l’ecstasy et du LSD dans des rave party, malgré les mises en garde de sa mère. Elles se sont souvent disputées à ce sujet mais sa mère, débordée et dépressive, a finalement cédé, ne parvenant pas à faire respecter son autorité et à limiter la jouissance de sa fille. Jeanne raconte, non sans ironie, que son ami, lui aussi, n’est pas content de ses expérimentations. C’est un sujet de dispute avec lui, mais elle ne lui en tient pas rigueur, et ils sont parvenus à un compromis : elle l’appellera régulièrement au téléphone durant ses virées.
Que représente l’autre pour Jeanne ? Sans le formuler explicitement, elle adresse à son ami un appel pour qu’il la protège contre un réel, celui de la pulsion de mort dirigée contre son propre corps.
Par ses appels, elle s’assure de la présence et de la disponibilité d’un petit autre, même pendant son sommeil. La relation de co-dépendance qui s’est établie autour du téléphone fait écho aux différents laisser tomber parentaux douloureusement vécus par Jeanne : absences répétées du père, défaut de protection de la mère.
L’objet téléphone, en permettant un accès sans limite au partenaire, traite le laisser tomber et les angoisses auxquelles Jeanne est confrontée lors de ses insomnies à répétition. À défaut de trouver un regard pacifiant et rassurant, c’est l’objet voix qui est sollicité à travers le combiné du téléphone, soutenu par la croyance que le partenaire sera toujours là pour répondre. La voix vient réconforter et traiter le plus-de-jouir de Jeanne qui se satisfaisait auparavant dans la scarification du corps, jouissance mortifère.
Au-delà d’une addiction potentielle, cette dépendance à l’objet téléphone portable est une tentative de solution du sujet pour suppléer à l’impossible de la séparation d’avec l’objet, notamment maternel, et à l’insupportable de l’Un-tout seul. À ce titre, je me suis gardé de tout jugement sur cette modalité du lien à son partenaire. Je l’ai accueillie comme une trouvaille temporaire, qui n’a pas la valeur d’une solution pérenne mais est un aménagement de son lien à l’Autre qui met en valeur la fonction de l’objet voix pour elle. En m’intéressant à sa trouvaille et en lui permettant de mettre en paroles et d’élaborer une situation qui s’est installée de façon intuitive, dans laquelle la pulsion et l’angoisse ont un rôle prépondérant, ma position a été de faire tiers dans la relation duelle avec son petit ami et, peut-être, de redonner un peu de crédit à sa parole et une écoute adulte qui a fait défaut dans le passé.
Est-ce que Jeanne s’est abonnée à la parole grâce au dispositif du CPCT ? Il est sûrement trop tôt pour le dire. Il lui arrive encore, lorsqu’elle rate ses rendez-vous, d’avoir la délicatesse de nous envoyer un sms…