La question de la lettre d’amour occupe une place privilégiée dans l’enseignement de Lacan, plus particulièrement dans le contexte du non-rapport entre les êtres parlants. En effet, la lettre d’amour s’écrit entre deux êtres dont les jouissances respectives ne font pas rapport. La lettre est une tentative de traverser le mur qui sépare les deux positions sexuées, telle qu’elle apparaît dans le Séminaire Encore. Si parler d’amour mène à l’impasse, la lettre d’amour est « la seule chose qu’on puisse faire d’un peu sérieux1 » comme nous l’enseigne Lacan. Et ce n’est pas un hasard : rappelons ici tout le cheminement de Lacan mis en lumière par Jacques-Alain Miller qui distingue ce qui relève des signifiants – appartenant au registre de l’ontologie – pour tendre vers ce qui relève de l’écrit, donc de l’existence. La lettre pointe vers un amour pris dans sa dimension réelle, et dégagé des mirages de l’être ou de l’idéal de la fusion. Dans nombre de correspondances, il est d’ailleurs possible de cerner ce qui accroche, ce qui fait agrafe entre deux êtres, du côté de la jouissance.
Qu’en est-il actuellement ? À l’ère du numérique et des nouveaux échanges, peut-on encore parler d’un usage de la lettre d’amour ? Parions que oui…
Tout d’abord, les relations épistolaires fictives, mais à tonalité autobiographique, sont bel et bien dans l’air du temps : elles se retrouvent dans de nombreux romans tels que Mr d’Emma Becker où nous lisons les messages des deux amants envoyés sur Facebook puis par emails, ou avec Cher Connard de Virginie Despentes où une correspondance naît en réaction à un post sur Instagram, ou encore avec I love Dick de Chris Kraus librement adapté en série par Jill Soloway. Aussi, dans une série de trois épisodes intitulés « Que reste-t-il de nos amours ? » Richard Mèmeteau était invité le 15 février 2023 sur France Culture à nous éclairer sur le thème de la rencontre amoureuse d’aujourd’hui. Il était alors question des applications de rencontre avec lesquelles on ne peut pas établir, par la présence physique, une correspondance. En effet, avant que cela ne devienne plus incarné, le premier contact passe par un échange de messages : « ce qui est plutôt fort, c’est la médiation qu’on établit par les dialogues, par l’orthographe, par les mots qu’on utilise2 ». Notons qu’avant ces premiers messages, une sélection de profils se fait par le biais d’images très choisies, il y a plus de contrôle que lors d’une rencontre physique qui nous percute, la sensualité est ici mise entre parenthèses. En référence à la rencontre de Proust avec une fillette qu’il décrit dans À la recherche du temps perdu3, R. Mèmeteau énonce que la rencontre virtuelle « fait intervenir d’autres critères que le simple fait d’être frappé par l’épine rose4 ». Mais ceci n’empêche pas que quelque chose se noue en présence des corps par la suite, la fonction de l’écrit pouvant se montrer parfois décisive en vue de la rencontre. De toutes les façons, cette dernière se place « sous le signe de la contingence, c’est-à-dire de ce qui cesse – de ne pas s’écrire. Quelque chose de la rencontre s’écrit alors.5 » Avec l’inconscient, il est question de contingence au-delà de toute responsabilité qui serait attribuée aux algorithmes des applications : on veut que ça matche, mais finalement, ne serait-ce pas par le ratage que l’on fait lien ? – une rencontre amoureuse se produisant en l’absence de tout algorithme qui déterminerait ou régulerait la relation entre deux êtres sexués.
Aurélie-Flore Pascal
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 78.
[2] Mèmeteau R., France Culture, série « Que reste-t-il de nos amours ? », épisode 3/3 : « Qu’est-ce qu’une rencontre amoureuse aujourd’hui ? », mercredi 15 février 2023, (disponible sur internet).
[3] Cf. Proust M., À la Recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, t. I, Paris, Gallimard, 1992.
[4] Mèmeteau R., « Que reste-t-il de nos amours ? », op. cit.
[5] Naveau P., Ce qui de la rencontre s’écrit, Études lacaniennes, Paris, Éditions Michèle, 2014, p. 18.