Jules a dix ans lorsque je le reçois avec sa mère. Ses yeux sont révulsés et son corps est agité en mouvement saccadé. La tête toujours tournée sur le côté.
La mère évoque un enfant très curieux et très intelligent mais qui n’est jamais entré en relation avec elle, ou ses proches, ni par le regard, ni par la voix et ce, dès la naissance. Travaillant dans le milieu médical, les parents ont pensé à une immaturité visuelle ou auditive. Les investigations étaient négatives.
L’enfant grandit et son isolement en crèche puis à l’école est tel qu’une orientation en établissement spécialisé est envisagée. Dans ce lieu, il semble être un peu plus en lien avec l’Autre et il y fait quelques petites activités d’apprentissage scolaire.
Toutefois, il passe la majeure partie de son temps perché sur un arbre, au milieu de la cour de l’institution.
Tandis que la mère poursuit son anamnèse, la tête de Jules est alors tournée vers son côté droit. Je ne suis pas très concentrée sur ce qu’elle dit mais bien plutôt intriguée par la façon dont cet enfant se tient.
C’est sur cette énigme que j’arrête l’entretien et propose un deuxième rendez-vous. Ce dernier s’avèrera, en effet, déterminant. Alors que la mère continue d’exposer le parcours de son fils – en particulier, le moment où le diagnostic d’autisme leur a été annoncé, – elle évoque un élément auquel elle n’avait jamais prêté attention mais qui lui est revenu dans l’après-coup de notre première rencontre qui s’est terminée sur les liens de son fils à sa grand-mère : « En fait, souligne-t-elle, tous les mercredis, Jules se rend à pied chez sa mémé qui habite à 500 mètres de chez nous. »
Là, il tourne sa tête vers moi et me regarde tel un éclair dans la nuit. Je suis comme saisie par ce coup d’œil. Soudain, je fais sortir la mère du bureau. Je le regarde. Il a, de nouveau, la tête sur le côté de sorte qu’il m’est impossible de voir ses yeux. Je lui lance : « Tu vas tout seul chez ta grand-mère ? Tu joues au débile ? »
Un moment de vacillement semble s’opérer pour lui. Il relève la tête et murmure : « Je veux plus rester là-bas, je veux aller à l’école comme mon grand frère. »
Cette interprétation l’amènera à élaborer la question de son désir qui était restée en suspens via son arbre, seul endroit apaisant pour lui : « Là-haut, je suis tranquille. Personne ne vient me déranger. »
Ce repli semble être alors pour lui une façon de faire barrage à la demande envahissante de l’Autre. Cependant, c’est aussi une dérobade, une soustraction au regard de l’Autre qui le fait disparaître comme sujet désirant. Le piège se referme ainsi peu à peu mais pas complètement. En effet, ses allers-retours chez sa grand-mère lui laissent la possibilité de se frayer un chemin vers l’Autre sans se sentir en danger : « Ma grand-mère ne parle pas. Elle fait des gâteaux, c’est tout.»
Les séances suivantes seront consacrées à un projet qui semble fondamentalement le mobiliser et qui allait inaugurer, dans la surprise de « l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure »[1] à une direction, orientée par son désir pour une entrée au collège.
[1] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 204.