Nous sommes le 6 février. Le thème de la première séquence « Le corps parlant dans la séance analytique », présent en filigrane dans l’ouvrage d’Hélène Bonnaud, nous pousse au travail.
L’on parle des effets de savoir, de trou dans le savoir dans l’après-coup d’une séance d’analyse, d’un contrôle, d’une séance de cartel, mais il y aussi ce qui se produit lorsque l’on travaille un livre, que l’on se laisse emmener dans sa lecture, que l’on écrit dans un effort d’extraction d’un bout, de bouts, qui soient transmissibles à d’autres. J’ai pour ma part d’abord rencontré un livre « Le corps pris au mot – ce qu’il dit, ce qu’il veut », le titre a eu valeur d’appel. J’ai ensuite rencontré l’auteure, Hélène Bonnaud, et nous avons préparé ensemble, rejointes par Camilo Ramirez, cette séquence. Hélène Bonnaud nous a parlé de son livre, de ce qui l’avait poussée à écrire à la fin de ses trois années d’enseignement de la passe. L’écriture face au vide, laisse-t-elle entendre. Hélène Bonnaud nous a surtout parlé avec précision et de manière incarnée, de la praxis analytique, faisant valoir la fonction du symptôme, et indiquant de manière précise et lumineuse comment le corps parlant est le corps percuté par un signifiant, un Un tout seul, hors-sens. Il faut une longue analyse pour en retrouver la trace. La conversation avec les participants nous a amené au point de saisir que nous ne pouvons retrouver l’entièreté de ce qui a fait trou, l’analyse porte le sujet dans la trouvaille d’une formule hors sens qui a percuté le corps. Pas sans la pulsion, comme nous le proposait Camilo Ramirez. Hélène Bonnaud, dans son style, montre que chaque parlêtre a à faire avec les signifiants entendus dans l’enfance, les signifiants rapportés, que c’est bien la rencontre du corps avec la langue qui fait traumatisme. J’étais sensible pour ma part au soucis d’Hélène Bonnaud de nous expliquer ce qui pousse le parlêtre à l’analyse : « On vient à l’analyse quand on sait que quelque chose ne peut fonctionner du côté de l’idéal et que le symptôme résiste à ce discours qui vous promet tant, sans vous prévenir de l’inertie propre au symptôme. Ce réel, ce réel du symptôme, les analysants disent en souffrir, les obligeant à osciller entre désir et renoncement, choix impossible et sentiment de rester à la même place. Le réel du symptôme, c’est son invariabilité. Le corps est alors éprouvé comme une énigme, ou recelant un trop. C’est lui, le corps, ou quelque chose dans le corps qui se manifeste et les attache au symptôme. » Le symptôme pas sans l’angoisse indique-t-elle aussi : « L’angoisse, je l’ai écrit dès la première page de mon livre, est l’envers de l’idéal, et se manifeste dans le corps. L’angoisse réduit le corps à ce sentiment d’oppression qui peut envahir certaines parties du corps, voire tout le corps. Le corps est donc absolument l’objet dont il s’agit dans une analyse. C’est lui le symptôme, corps parlé, joui par l’Autre dans la psychose et corps affecté par certaines paroles, oubliées, déniées dans la névrose. C’est pourquoi, le psychanalyste ne considère pas les symptômes comme des maladies mais comme des inscriptions parlantes si je puis dire, des formations signifiantes propres à chacun, et même incomparables les unes par rapport aux autres. »
Les questions de départ, quelles étaient-elles ? Que dit, que veut un corps allongé ou un corps en analyse ? Dans l’intimité et l’espace/temps particulier, qui se répète, du cabinet de l’analyste, comment les mots dits, les interprétations, les silences résonnent-ils dans le corps ? Les mots et silences de l’analysant et les mots et silences de l’analyste ?
Le corps dans ce qui s’y dit, dans ce qui y palpite, est entendu dans ce livre, il est effectivement pris au mot et le propos d’Hélène Bonnaud a marqué fortement ce point. Et son intervention nous a fait saisir à quel point le corps de l’analyste est présent lui aussi, un corps parlant, qui sait ce qu’il en est pour lui de la percussion du signifiant sur le corps, et qui prend au mot le corps de son analysant. « Le psychanalyste fait de son corps une présence intraitable, inconditionnelle et il en fait un lieu. Un lieu et un lien. Il incarne à la fois le lieu de l’Autre et le lien à l’Autre. Son corps est un corps parlant en tant que son corps est porteur d’un sinthome qui s’appelle psychanalyse. »
S’il est question de nouage entre corps, symptôme et jouissance, il y a eu nouage aussi dans le travail de préparation de cette séquence : trois corps parlants, taraudés par des questions, soucieux qu’une transmission soit faite sur des points clés de la psychanalyse et qu’une conversation s’engage. Les échanges furent au rendez-vous et les analysants d’Hélène Bonnaud, auxquels elle fait la part belle dans son livre, étaient présents dans les questions : la théorie pas sans la clinique, ces énoncés précieux recueillis au plus près par l’analyste.
Emmanuelle Edelstein
À propos des interventions d’Esthela Solano et de Jean-Luc Monnier autour du Scilicet « Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle »
Esthela Solano nous a proposé un déploiement de son texte « compressé », paru dans le Scilicet consacré à la préparation du Xème congrès de l’AMP, et de le traiter comme « une fleur de papier qui se déplie dans l’eau ». Cette image poétique illustrait parfaitement son travail : son écrit paru dans Scilicet se déployait et prenait forme.
Cet exposé minutieux et précis a resitué le concept de l’Un articulé à celui du corps, dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan. Voilà le tour de force ! Nous avons entendu comment Lacan a constamment, guidé par sa pratique, retravaillé ses formules et fait évoluer le statut du corps et du Un. Esthela Solano a déplié quatre points, l’Un unifiant, l’Un du trait, De l’Autre à l’Un, l’Un corps et le nœud à quatre, mettant en tension le rapport de l’Un au corps, et du corps comme Un.
Lacan est passé de l’image du corps unifiante donc non trouée (avec le stade du miroir et la primauté du registre imaginaire) au corps comme Un, résultant du nouage de la parole, de l’image et de la jouissance par le sinthome. Je m’attarderai sur un point de cet exposé qui m’a particulièrement interpellée : comment Lacan a-t-il visé, dans la cure, à atteindre la jouissance phallique du corps ? A la fin de son enseignement, il rompt avec l’intention de signification en faisant un usage du signifiant dans l’interprétation analytique comme d’une pure matière sonore, hors-sens. Afin d’illustrer cette question, Esthela Solano a témoigné de « la pratique à contre-sens » du docteur Lacan, une pratique de « contre-analyse » : « il s’employait à ne pas orienter la lecture du symptôme au niveau des effets de sens du langage mais à produire dans chaque énoncé, une rupture de l’articulation S1-S2. La phrase venait d’être commencée et la séance était déjà terminée ». L’effet de non-sens et de trouage de la phrase produisait dans l’après-coup de la séance « l’ouverture vers le dire, au-delà du dit ». Il vidait l’étalage de la jouissance phallique dans le corps et chaque séance touchait à la chair. Esthela Solano nous a fait partager les séances fulgurantes avec Lacan, qui par l’impact de la coupure allaient directement toucher au corps et à sa jouissance produisant alors un allègement ou un éprouvé inédit.
L’intervention de Jean-Luc Monnier s’est construite autour de cette citation de Jacques-Alain Miller : « l’inexistence du rapport sexuel est le réel du lien social ». Il nous a proposé une lecture psychanalytique de notre monde moderne en resituant tout d’abord le concept de lien social dans l’enseignement de Lacan, qui à partir du Séminaire XX place la jouissance au devant de la scène : reste de jouissance condensée dans l’objet a et jouissance du corps.
La jouissance de l’objet plus-de-jouir, désymptômatisée, encouragée par le monde contemporain, est particulièrement à l’œuvre dans les addictions et la pornographie en est une des déclinaisons. Cette lecture d’un symptôme de notre monde moderne va plus loin avec le concept d’itération qui désigne la jouissance Une, sans Autre et l’inexistence du rapport sexuel. Jean-Luc Monnier propose de faire de la psychanalyse « une fonction de déchiffrage et d’interprétation des formes actuelles du malaise dans la civilisation et des modes contemporains de l’insertion des parlêtres dans la dite civilisation. » La lecture du phénomène d’exhibition notamment sur internet que J.-L. Monnier nous a proposé a été particulièrement éclairante. En effet, le selfie pourrait être appréhendé comme un usage de l’image afin de témoigner de sa place singulière dans le monde « et fait signe dans cette closule de moi à moi du trou du corps et du non rapport sexuel. » Alors qu’en est-il de la place du regard ? Qui regarde qui ? Dans l’addiction au porno, c’est le sujet qui est regardé car il ne peut pas se voir et le porno s’évertue à démontrer qu’il n’y pas de jouissance de l’Autre ni de rapport sexuel. Alors comment pourrait-on lire le succès des programmes de téléréalité qui tentent de former des couples (L’amour est dans le pré, Le Bachelor…) ? Sont-ils également une tentative d’attraper ce qui ne peut se dire ni s’écrire ? Comment appréhender la place du téléspectateur, regard omnivoyeur plongé dans l’intimité des parlêtres, des Uns tout seul…
Cette après-midi d’étude nous a éclairé sur ce concept complexe qu’est le « corps parlant » mais a surtout ravivé notre désir de travail. Les exposés brillants mais également les discussions animées nous ont fait cheminer un peu plus vers Rio.
Vanessa Wroblewski