C’est ce qui nous est arrivé le 29 septembre[1] alors que nous apprêtions à nous installer confortablement dans les fauteuils du cinéma de la cité de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême pour regarder Nightcrawler. Ce que l’on n’avait pas vu venir, c’était la panne de courant qui plongea la salle et la moitié de la ville dans le noir ! L’objet regard réduit au silence ? Il en fallait plus pour refroidir un public venu en nombre découvrir, pour beaucoup, ce film malheureusement passé un peu trop sous les radars médiatiques lors de sa sortie en salles.
Et la lumière fut ! C’est donc avec un léger retard que nous pûmes nous laisser happer par le regard sidéral et sidérant d’un Jake Gyllenhaal au sommet de son art. Il incarne ici Lou Bloom, antihéros au visage émacié et à la trajectoire désincarnée, que l’on va suivre dans son évolution au sein de l’univers des chaines de télévisons locales qui s’abreuvent des crimes et des accidents que la ville de Los Angeles fournit chaque nuit par dizaines. Voilà un personnage qui se présente comme le sujet moderne par excellence coupé de toute honte, affect daté de la subjectivité, comme nous le rappela Rodolphe Adam au cours des échanges qui suivirent la projection. On découvre comment ce personnage Joycien, son patronyme y est bien pour quelque chose, achève ses errements un soir en se branchant sur la figure des Stringers[2] qu’il observe filmant un accident de voitures sur une autoroute. Adossé au discours capitaliste, il déploie alors sa toile sur la cité des anges d’une façon telle qu’il contamine tous ceux qui l’entourent. Tout cela est parfaitement illustré quand on le voit contempler l’effet que ses images trashs produisent sur les techniciens, les journalistes et les spectateurs qui les découvrent, le regard fixé sur les écrans.
Ce que Dan Gilroy, scénariste hollywoodien dont c’est le premier film en tant que réalisateur, saisit ici, c’est bien ce point de « la dynamique centrifuge du regard »[3] comme Lacan pouvait l’anticiper dans son dernier enseignement.
Gilles Collas, président de l’association Hidden Circle et représentant du monde cinéphile, nous rappela d’ailleurs l’importance qu’avait pu avoir la figure du voyeur au cinéma, chez Hitchcock et De Palma notamment. C’est là aussi un point auquel Lacan avait été sensible quand il pointait, en lien avec le concept essentiel de la pulsion, que « le regard est cet objet perdu, et soudain retrouvé, dans la conflagration de la honte, par l’introduction de l’autre »[4].
La dernière indication clinique de Rodolphe Adam, sur la dimension kleptomane de la jouissance de Lou Bloom nous sera ici précieuse pour approcher également ce qui se joue chez certains sujets modernes que nous pouvons rencontrer dans notre pratique comme relevant d’une tentative de captation, voir d’un vol pur et simple, de l’image et du regard chez l’autre.
[1] Projection du Night Call le 29 septembre à Angoulême en présence de Rodolphe Adam, membre de l’ECF, et Gilles Collas, président d’Hidden Circle.
[2] Journalistes indépendants.
[3] J. LACAN, Le Sinthome, Séminaire XXIII, p. 85.
[4] J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, Séminaire XI, p.166.