L’intérêt pour la mesure de l’intelligence débuta à la fin du 19e siècle. Jusque-là, et depuis l’antiquité, l’intelligence ne fut pas une notion qui intéressa les penseurs, notamment les philosophes dont les concepts étaient plutôt l’esprit, l’âme, la pensée, les idées.
En 1912, un psychologue allemand reprenant les travaux de Binet et Simon, inventa le quotient intellectuel, faisant ainsi de l’intelligence une quantité mesurable en rapport avec le cerveau.
Depuis la montée de la science, il y a toujours eu une volonté effrénée de mise en chiffres, d’évaluation du corps et de ses organes et notamment du cerveau qui n’aurait pas livré toutes ses énigmes pour dire ce qu’est l’humain.
Or, chez l’être humain, si l’on mesure l’intelligence des individus, il y a ce qui y échappe soit du non-mesurable, de l’insaisissable et qui ressortit à ce qu’il soit un être parlant. En d’autres termes, celui-ci ne saurait appréhender tout le réel par le langage.
Cet être a donc produit l’intelligence quantifiable et, aujourd’hui, il la produit hors de lui, de façon de plus en plus performante, que ce soit dans les technologies de pointe, comme dans bien d’autres domaines. Cette intelligence porte désormais le nom d’intelligence artificielle : IA.
Ainsi en va-t-il aussi du domaine de l’art qui, à son tour, est pris par la fièvre de l’IA. Récemment, dans la musique, pour produire une chanson inachevée, restée dans les tiroirs, avec la voix de John Lennon, ou encore, à l’initiative du compositeur japonais Keiichiro Shibuya, pour monter au Châtelet, Android Opéra Mirror, qui sera dirigé et chanté par un androïde nommé Alter.
Cet androïde, nourri d’un programme important d’algorithmes de composition, peut-il pour autant improviser voire créer seul ?
Shibuya affirme que oui et qu’il lui arrive donc de reprendre dans sa musique ce qu’Alter propose. Cela devient pour lui une collaboration.
Les progrès dans ce champ seraient galopants. L’IA pourrait ainsi composer une symphonie à partir de fragments signifiants. Certains y voient des risques immenses, surtout dans le fait de générer des revenus sans avoir à les redistribuer à des artistes, lesquels de leur côté se sentent fort menacés en se voyant peu à peu remplacés. Cela s’est étendu à de nombreuses activités artistiques et toute une juridiction a vu le jour pour traiter ce qui relève du vol de voix, d’images et d’écrits par l’IA, ainsi que du copyright. À qui appartient l’œuvre, l’IA n’étant pas considérée comme une personne ?
Certains artistes disent ne se servir de l’IA que comme d’un nouvel outil, pour retravailler ce qu’ils créent en expérimentant des sons, des formes, des volumes, des cadrages, etc.
D’autres, dans le domaine de la peinture, avouent éviter la confrontation difficile à la toile blanche en recourant à ce que l’IA propose. L’artiste dit se sentir plus libre d’être peintre, sans avoir à perdre du temps avec toutes sortes de préparations. Mais ne s’agit-il que de ça ou bien plutôt d’un évitement de l’angoisse ?
De plus, à observer le robot Frida, peignant un canevas à toute vitesse d’un geste automatique et répétitif, on peut s’interroger sur ce qu’il en est du geste pictural, ce mouvement qui se termine par la touche du pinceau, jamais le même et si singulier d’un artiste à l’autre ? Qu’en est-il de la pluie du pinceau qui par « petites touches […] arriveront au miracle du tableau » [1] ?
Dans la photographie, l’appareil photo a remplacé le pinceau en capturant la lumière, celle dont parle Lacan à propos du tableau, et qu’il réduit à un « fil tendu » [2] entre l’objet et celui qui voit. Ainsi que le souligne Lacan [3], si le tableau est dans l’œil du peintre, celui-ci est aussi dans le tableau en tant que regard. Nous pouvons dire que cela vaut pour la photo où le regard l’emporte aussi sur l’œil.
Mais quid de ce regard, quand il s’agit, avec l’IA, de l’écran de l’ordinateur qui vient supplanter l’appareil photo ?
Au-delà de la surprise, de la curiosité, cette invasion de l’IA fait sourdre cependant une inquiétude grandissante assortie de questions éthiques, telles que : faut-il renoncer à certains progrès de l’IA ? Les créatures liées à l’IA vont-elles se retourner contre leurs créateurs, les remplacer voire les détruire ? C’est ce que nous examinerons dans un prochain texte.
Lilia Mahjoub
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 104.
[2] Ibid, p. 87.
[3] Cf. ibid, p. 89.