« C’est la guerre au virus » : « guerre » tel fut le point de capiton de l’allocution du Président de la République française lundi 16 mars à 20h, juste avant de décider du confinement. D’un point de vue éclairé par le savoir scientifique, ce fut sans doute avec quinze jours de retard sur le réel ; mais il fallait compter sur les possibilités des Français à subjectiver ce réel. Le jour d’avant, sur les marchés, dans les rues, dans les parcs ils s’étaient livrés à une débauche de contacts, comme si rien n’avait changé. La routine des habitudes est forte et protège des incursions du réel. On peut être héroïque sans le savoir.
En suivant ce point de capiton, « guerre », je suis allée relire le texte de Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre ». D’autant plus que la solution anglaise telle que venait de la présenter le Premier ministre anglais, Alexander Boris de Pfeffel Johnson, était radicalement différente de celles des autres états européens. Il s’est prononcé pour une « immunisation collective » de la population, destinée à éviter que « tout le monde finisse par l’avoir en peu de temps, ce qui submergerait le NHS » comme l’a déclaré Patrick Vallance [1], conseiller scientifique du gouvernement. Si on ajoute que le NHS n’est pas en très bonne santé lui-même depuis l’ère thatchérienne, on peut qualifier cette décision de darwiniste et de réaliste, vue la faiblesse des moyens disponibles. Mais on peut aussi s’y intéresser au titre de la méthode expérimentale et l’utiliser comme « expérience cruciale » selon le terme de Bacon. La critique de ce concept, emblème de l’empirisme classique de Bacon à Popper, a été de façon définitive déployée par Pierre Duhem qui écrit le « physicien n’est jamais sûr d’avoir épuisé toutes les suppositions imaginables ; la vérité d’une théorie physique ne se décide pas à croix ou pile » [2].
On se trouve là face à une différence de discours entre les discours anglais et français, empirisme versus formalisme, darwinisme versus universalité kantienne. Cette différence se répète dans différents champs des discours du maître français et anglais : épistémique, éthique, clinique et politique.
Le texte de Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre », s’impose donc doublement puisqu’il commence par quatre paragraphes déployant les différences entre les positions française et anglaise pendant la deuxième guerre mondiale : « irréalité » côté français, « intrépidité et réalisme » côté anglais. Après cette comparaison, le texte détaille de façon très précise le travail clinique de deux psychanalystes anglais, Bion et Rickman. Lacan évoque la nécessité de « la mobilisation totale des forces de la nation », nécessité qui vaut aussi pour le Coronavirus, et les solutions cliniques que Bion et Rickman inventèrent pour y intégrer des sujets peu portés à s’y vouer. Il vante « la flamme de la création » qui brille dans l’article qu’ils publièrent ultérieurement sous le titre « Intra-Group Tensions in Therapy. Their Study as the Task of the Group » [3], titre qu’il traduit par « Les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique. Leur étude proposée comme tâche au groupe » [4]. Il dit y retrouver « l’impression du miracle des premières démarches freudiennes : trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention » [5].
Alors, cette guerre au Coronavirus, que met-elle en évidence ?
Côté anglais, peu de changement, même si à regarder l’évolution des discours politiques depuis l’annonce tonitruante de « l’immunisation collective », on assiste à un affaiblissement, voire une volte- face des pouvoirs publics confrontés au désaccord d’une partie de l’opinion publique. Et côté français ?
Depuis fin février où en Italie des mesures furent prises pour endiguer l’épidémie, plusieurs étapes ont été franchies face à l’irruption de ce morceau de réel qu’est le coronavirus. Le ramener à du déjà connu, et de ce fait tombé dans le banal : la grippe. Puis, petit à petit, le différencier de la grippe, soit affronter à l’inconnu, mais en restant accrochés à nos modes de jouir. Perplexité, peur, temps pour ne pas comprendre, faute d’instant de voir. Le moment de conclure est arrivé avec ce signifiant guerre et les mesures de confinement, qui font table rase des modes de jouir de chacun. C’est alors que le réel s’est imposé comme tel. Il s’est imposé indirectement via les dispositifs de défense mis en acte par le pouvoir politique.
Il est donc clair que le réel ne constitue pas une limite. Il faut aux parlêtres des interdits pour le traiter. Le réel, parce qu’il est de l’ordre de l’aléatoire (random) ne suffit jamais à faite limite aux êtres parlants. Il peut les tuer, mais la mort n’est pas une limite qui se vit. Il faut la loi. Pourquoi ? Je m’avancerai en disant que la loi, fondée sur une mise en fonction de l’interdit, est la condition du désir. Le désir est pour le parlêtre à proprement parler vital. C’est donc le seul outil dont disposent les corps parlants pour traiter le réel. Je le qualifie d’outil car les façons de s’en servir sont réglées par le sinthome de chacun. Il en découle une infinité de façon de faire ou de ne pas faire avec, de plier sans rompre. C’est le choix de chacun : changer de mode opératoire, déplacer, reporter : par exemple comme l’a fait le conseil de l’AMP pour son congrès prévu en avril et déplacé à décembre. Ou encore à une échelle modeste écrire un petit texte sur le coronavirus dont on ne sait rien ! Bref il s’agit de faire fond sur le désir en tant qu’il implique comme mode opératoire la perte, mais pas toute-perte, puisqu’elle apporte toujours de l’invention et donc du savoir inédit.
[1] Vallance P., cité par A. Ritchie & P. Galey, in « Coronavirus : le Royaume-Uni vise ‘‘l’immunité collective’’, une approche controversée », La Presse, 13 mars 2020, disponible sur internet.
[2] Duhem P., La Théorie physique. Son objet, sa structure, Paris, éditions ENS, 2016, p. 187.
[3] Bion W. R. & Rickman J., « Intra-Group Tensions in Therapy. Their Study as the Task of the Group », The Lancet, n°242, 27 novembre 1943, p. 678-681.
[4] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 107.
[5] Ibid., p. 108.