C’est par un texte rigoureux qu’Éric Laurent a répondu aux questions de Marga Auré.
La science avance éparpillée, à « tâtons », acéphale, « liée à la pulsion de mort », comme le disait déjà Lacan en 1977. Cependant, dans la leçon du 20 décembre de cette année-là, il souligne « que la vie continue grâce au fait de la reproduction liée au fantasme », et il ajoute que la science « n’est rien d’autre qu’un fantasme, qu’un noyau fantasmatique »1 Comment peut-on comprendre la tension ou l’équilibre entre vie et mort, entre fantasme et pulsion dans la science ?
Un nouveau malaise surgit, lié à l’avancée de la science « où quelque chose […] dépasse ses capacités de maîtrise 2». Inexorablement de nouveaux problèmes suivront aussi, liés quant à eux aux progrès de la technologie. La machine, avec l’IA et sa capacité décisionnelle algorithmique, prend son indépendance. Sommes-nous déjà dans la terra incognita ?
Vous notez, dans votre première question, que Lacan en 1977 soulignait déjà les liens de la science avec la pulsion de mort. Et aussi, Lacan ajoute que la science « n’est rien d’autre qu’un fantasme ». La science se voit donc passer du rang d’un discours juge de tous les autres à une tension particulière entre pulsion et fantasme, termes qui relèvent du discours de la psychanalyse.
Comme ce Séminaire de 1977, « Le moment de conclure » est son vingt cinquième et dernier, il vaudrait sans doute mieux dire que Lacan soulignait ceci non seulement déjà, mais encore. Les formulations du Séminaire XXV sont très particulières. Les phrases y sont frappées, condensées, ramassées, donnant un rythme haletant à ce Séminaire qui aura bien été le moment de conclure. Je voudrais reprendre ces deux formulations de Lacan sur le lien de la science et de la pulsion de mort, ainsi que l’assertion selon laquelle la science est un fantasme à partir de Séminaires d’une dizaine d’années auparavant pour éclairer les questions que vous me posez et tâcher d’y répondre.
Science et pulsion de mort
Le lien entre la science et la pulsion de mort est impensable dans le désir de Freud. Pour lui, la position du savant était un idéal à atteindre. Son « Esquisse d’une psychologie scientifique » de 1895 le montre bien. Vers la fin de sa vie, dans les années trente, lors du dialogue soutenu avec Einstein dans un plaidoyer commun pour la paix, le savant et le psychanalyste partageaient le même idéal de vérité. Les scientifiques auxquels Freud s’est spécialement intéressé – Galilée, Darwin, ses maîtres en physique, Ernst Wilhelm von Brücke et Hermann von Helmholtz – ne lui paraissent pas relever du discours psychanalytique comme tel. La figure du savant est un incontestable aboutissement de la civilisation, mais sa position ne s’accompagne pas d’une sublimation qui lui serait spécifique comme l’artiste ou l’ascète religieux. Il reste isolé dans la pureté de sa quête de la vérité. Il incarne une figure du renoncement pulsionnel auquel la civilisation condamne l’homme sans que sa place soit particularisée. « Il y a une chose dont Freud n’avait pas parlé, parce qu’elle était tabou pour lui, à savoir la position du savant4 », dit Lacan. Ce n’est pas sa position, lui qui rédige sa thèse au début des années trente, après la boucherie de la Première Guerre mondiale et au moment où se prépare la seconde. Lacan fera du savant un objet d’étude psychanalytique. Il ne s’intéresse pas à la psychologie des savants, mais à leur place dans les discours. Ils ne sont pas un idéal, mais une figure du désir, une figure particulière du destin du désir. Je partirai d’une formulation particulièrement saisissante que Lacan en donne en 1960 : « le désir de l’homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes, domestiqué par des éducateurs, trahi par les académies, s’est tout simplement réfugié, refoulé, dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l’histoire d’Œdipe, la passion du savoir. C’est celle-là qui est en train de mener un train qui n’a pas dit son dernier mot5 ». Cette phrase vient de la dernière séance du Séminaire L’Éthique de la psychanalyse, du 6 juillet 1960.
Dans une leçon du Séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan développe une thèse originale sur les causes des événements de mai 1968, ce qu’il appelle « l’émoi de mai ». Il réagit à un entretien avec Jean-Paul Sartre publié deux jours avant son Séminaire sous le titre « La jeunesse piégée » dans le Nouvel Observateur. Alors que Sartre met directement en cause l’institution universitaire, Lacan pense que le discours universitaire n’est que le relais d’un malaise plus profond. Ce malaise vient d’« une certaine évolution qui est celle de la science [qui] risque de poser des problèmes tout à fait nouveaux, inattendus, aux fonctions du pouvoir6 ». La science introduit un facteur de trouble dans le pouvoir parce qu’elle ne sait pas où elle va. Elle « avance à tâtons7 ». Or, Lacan précise : « Le capitalisme règne parce qu’il est étroitement conjoint avec la montée de la fonction de la science. Seulement, même ce pouvoir, ce pouvoir camouflé, ce pouvoir secret, et, il faut bien le dire aussi, anarchique, je veux dire divisé contre lui-même, […] en est maintenant aussi embarrassé qu’un poisson d’une pomme, parce qu’il se passe quand même, du côté de la science, quelque chose qui dépasse ses capacités de maîtrise.8 » Les savants perdent la maîtrise que venait incarner la fonction du « juste milieu » dans l’aristotélisme.
Ce développement sur le singulier pouvoir capitaliste et son rapport avec la science qui fait plonger notre civilisation dans un non-sens que personne n’est en mesure de maîtriser n’a rien de marxiste et encore moins de classique dans le marxisme. La mise en position de cause des effets du savoir comme tel a, bien sûr, des accents hégéliens. Mais au lieu du savoir absolu, Lacan montre que la science produit un savoir fragmenté, sans absolu pour en répondre. Paradoxalement, il n’y a pas de sujet supposé savoir le développement de la science. Elle découvre d’une étrange façon. Les Anglais ont inventé un mot pour cela, la découverte par Serendipity, un hasard provoqué. Cette avancée sans aucun égard pour l’être parlant et vivant qui en est le support n’est freinée par aucun des bâtons dans les roues que tente d’installer la civilisation. Que ce soit les principes de précautions, les respects du système Gaïa ou autres tentatives écologiques plus ou moins maladroites, la science met au jour un réel nouveau qui modifie toute notre réalité et cela sans aucun principe de sauvegarde des liens sociaux existants ou des dangers d’extinction de l’espèce. Là est le lien avec la pulsion de mort ; on voit là la rupture avec l’idée freudienne de pulsion de mort, inspirée par l’orientalisme de Sabina Spielrein, avec son mythe du retour à l’inanimé. Le lien entre l’inanimé et la machine fait dans le texte de François Ansermet9 pour ce numéro de l’Hebdo-Blog montre cependant qu’il est toujours possible d’obtenir des effets de sens très parlants entre la machine inanimée et les égards pour le vivant.
Science et fantasme
Venons-en maintenant à la seconde affirmation de Lacan selon laquelle la science est un fantasme. Là aussi je voudrais l’éclairer par un flash-back sur un texte de 1970, « Radiophonie ». À la fin de sa réponse à la question IV de l’interviewer, Lacan souligne, en s’appuyant sur Koyré, que Newton laisse intacte « la place forte dont le siège maintient dans la science l’idéal d’univers par quoi elle subsiste10 ». Cette phrase condense le développement de Koyré. « La science newtonienne, bien qu’elle ait renoncé en tant que philosophie mathématique de la nature à la recherche des causes (physiques comme métaphysiques), apparaît dans l’histoire comme fondée sur une conception dynamique de la causalité physique et comme liée par une métaphysique théiste ou déiste. Ce système métaphysique ne se présente pas, bien entendu, comme une partie constitutive ou intégrante de la science newtonienne ; il ne pénètre pas sa structure formelle. Cependant ce n’est en aucune manière par accident que, non seulement pour Newton lui-même mais aussi pour tous les newtoniens, à l’exception de Laplace, cette science impliquait une croyance raisonnable en Dieu11 ».
C’est ce point que l’hypothèse P de Erwin Schrödinger – que met en valeur Miquel Bassols12 dans son texte pour cet Hebdo-Blog – réactualise à propos de la mécanique quantique. C’est aussi ce même point que Einstein a repris en s’indignant dans sa célèbre formule selon laquelle « Dieu ne joue pas aux dés » ; c’est aussi de ce point qu’il s’entretenait dans ses longues marches avec Kurt Gödel à Princeton dans le si joli parc du MIT que tout le monde connaît maintenant grâce au film Oppenheimer. Le discours de la science maintient « l’idéal d’univers », bien que les objets qu’il produit « ne s’y laisse[nt] pas réduire13 ». C’est cette tension qui fait l’écart entre fantasme et pulsion, entre objet et idéal. Les crises successives dans les sciences, et notre difficulté à « comprendre » l’ordinateur quantique en témoignent. Quant aux résultats merveilleux de l’IA et les dangers de la technologie pour le vivant, je renvoie aux textes de M. Bassols et de F. Ansermet, ils les éclairent de façon très pertinente.
Questions posées par Marga Auré
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 20 décembre 1977, inédit.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 240.
4 Lacan J., « Le triomphe de la religion », Le Triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 73.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 374.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 238.
7 Lacan J., « Entretien au magazine Panorama… », op. cit.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 240.
9 Ansermet F., « L’intelligence artificielle, qu’est-ce que ça change ? », L’Hebdo-Blog, n°337, 13 mai 2024, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).
10 Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 431.
11 Koyré A., Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968, p. 40.
12 Bassols M., « I feel : “Therefore I am” », L’Hebdo-Blog, n°337, 13 mai 2024, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).
13 Lacan J., « Radiophonie », op. cit.