Lorsqu’elle vient me rencontrer lors des premiers mois d’arrivée d’Enzo dans l’institution, Mme L. adresse sa plainte, dam imaginaire comme le nomme Lacan et qui concerne son enfant : il a quitté ses anciens amis, son ancien hôpital de jour, il ne se fait pas au changement d’institution, c’est dur pour lui ; à l’école l’emploi du temps n’est pas celui qui conviendrait, pourquoi a-t-on changé l’heure du cours de français, déplacé le cours de mathématiques, ne vaudrait-il pas mieux qu’Enzo fasse sport le lundi, mange à la cantine trois fois plutôt que deux, etc. Tout est sujet à questions sur ce qu’il faudrait mettre en place pour son fils ; et ne pourrait-il pas avoir une prise en charge orthophonique, rencontrer un pédopsychiatre en ville…?
Face aux demandes par rapport auxquelles elle attend des réponses de notre part, je ne m’oppose à rien tout en répondant avec assez peu de conviction : « Ah.…oui… Peut-être… Bon… Reparlons-en… » En effet, si elle a des demandes, il s’agit sans doute pour nous, sur ce temps, de savoir « les décevoir de la bonne façon » car toute réponse consistante ne manquerait pas de passer à la moulinette de l’insuffisance, de l’insatisfaction, d’un « ça ne va pas », éternisant les demandes de la mère et figeant toujours un peu plus le fils dans une position d’objet d’un discours.
Jusqu’à ce qu’une question plus précise la taraude : elle a reçu une proposition de rendez-vous dans une autre institution. Faut-il qu’elle y aille ? Avec Enzo ou non ? Ne serait-ce pas mieux pour lui là-bas plutôt que chez nous ? Je prends le seul parti au fondement de toute pratique s’orientant de l’éthique psychanalytique : en parler avec Enzo. Celui-ci ne sait rien, il n’est pas au courant de ce rendez-vous. La mère va-t-elle se fâcher d’apprendre que nous lui en avons parlé ? Au contraire, elle en est surprise mais plutôt soulagée. Quant à Enzo, il se positionne, veut aller à ce rendez-vous et dit à ses parents concernant l’éventuel changement d’institution que cela pourrait occasionner pour lui : « Et moi, je pourrai donner mon avis ? »
Première scansion : une place est faite au sujet.
Conséquence : à l’issue de la rencontre qui suit, la mère formule pour la première fois une question qui nous est adressée « Et vous, Enzo, comment vous le trouvez ? »
Je lui répondrai cette fois de façon affirmée, en disant qu’à mon avis, Enzo ne s’est pas encore engagé à l’Hôpital de Jour dans un travail qui lui soit propre. Elle reprend alors : « Oui, peut-être que dans sa vie il n’est pas encore suffisamment acteur ». Temps fondamental, c’est la première fois qu’à travers cette énonciation, Enzo surgit comme sujet, entre elle et nous. Elle termine en souhaitant que son mari soit présent la fois suivante : « J’ai un peu l’impression de porter ça toute seule » dit-elle.
Deuxième scansion : une place est proposée pour le père.
A l’entretien suivant, son mari est présent. Il parle des difficultés de son fils, approche par les mots qu’il utilise la souffrance et la subjectivité de son enfant, tente de toucher au plus intime de ce qu’il peut traverser dans l’existence : « il est toujours dans une lutte », « ça le déborde, il souffre en permanence », « on dirait qu’un autre dangereux est désigné », « il parle tout seul, est-ce délirant ? » Je prête une oreille très attentive à ses propos et souligne l’état de souffrance dont Enzo nous parle aussi. J’évoque alors la possibilité d’un traitement médicamenteux qui pourrait l’apaiser. Ils sont d’accord pour en parler avec le médecin psychiatre de l’établissement.
Troisième scansion : l’oreille est tendue sur les difficultés d’Enzo.
La mère revient pour un autre entretien : elle explique qu’Enzo a maintenant bien sa place ici. Une année de travail, avec Enzo, avec elle, aura donc été nécessaire pour aboutir à cette confiance.
De là, je m’autoriserai alors une dernière scansion. Alors que la mère m’indique à quel point les conversations avec Enzo peuvent durer, Enzo refusant de considérer comme vrai un énoncé de sa mère le concernant, celle-ci rétorquant par un nouvel argument, Enzo argumentant de plus bel dans le sens opposé, ceci jusqu’à épuisement, je dis à la mère qu’Enzo s’oppose probablement moins au contenu de ce qui lui est dit mais refuse plutôt qu’on dise – quoi que ce soit – « sur lui ».
La mère est sensible à cet écart que j’introduis, et qui vise à limiter les discussions interminables entre eux. J’en profite pour lui dire que je, que nous cherchons dans nos rencontres avec Enzo à partir d’où lui parler et l’entendre, que c’est la question qui nous met au travail dans l’institution.
Cette question, elle la fera sienne, car elle me glissera lors d’une rencontre suivante : « J’ai repensé à ce que vous m’aviez dit, je crois qu’on n’a pas encore trouvé, en famille, la bonne façon de s’adresser à Enzo ».
Je lui dirai qu’il s’agit d’une recherche à poursuivre, d’un work in progress, de leur côté comme du nôtre.
Quelques temps plus tard, et pour la première fois, c’est la mère qui appellera l’Hôpital de Jour pour demander un rendez-vous.
Aujourd’hui, Enzo a accepté de diminuer les temps scolaires qui le mettaient très à mal, il vient plus souvent à l’Hôpital de Jour, a le projet de faire un film, lui qui s’intéresse beaucoup au cinéma, et voudrait devenir… « acteur » !