Transparent est une série produite par Amazon, réalisée par Jill Soloway, durant laquelle, et depuis deux saisons, on suit la famille Pfefferman, avec notamment Morton, le père, qui réalise son coming out trans, et les trois enfants, Sarah, Josh et Ali.
Il existait une négligence des usagers des caméscopes, lorsque ces petits appareils qu’on disait VHS ont envahi le marché Hi-Tech des années 1990 : la date en bas qui, fixée sur le film, imprime le jour de la prise de vue, en pixels un peu grossiers. Mais, si l’on ne prenait pas garde, la date restait collée au 1 1, 1er janvier de l’année en cours. De la sorte que la date ne se définissait plus que de cette fixité même. Lorsqu’on filme, le temps n’a aucun sens.
Ça balance beaucoup
Transparent ne déroge pas au format habituel des séries US : une scène, qui problématise l’épisode et lui donne l’unité à venir, ne dure pas plus de deux minutes, à laquelle succède le générique, qui, ici, fait défiler des vidéos de famille – on suppose une bat mitsva, sans cesse énigmatique puisque l’on croit reconnaître une des filles Pfefferman, Ali, la petite dernière, qui pourtant refusera la cérémonie et libérera conséquemment l’agenda de son père, et à son insu, lequel ira passer un week-end avec des trans. Et l’on voit, toujours, sans cesse, à chaque générique, et le générique change-t-il d’image mais jamais de forme, ce 1/1/1994. Le temps ne passe pas et la série décline une permanence du présent.
En vrai, Jill Soloway, la réalisatrice, oscille entre ce présent éternel et des résurgences du passé. Le présent éternel est cette esthétique très précise, où les objets, les autos, le décor, n’ont pas d’âge, sinon qu’il sont un peu vieillis, mais sans conviction sur une année exacte. La résurgence du passé, ce sont ces filigranes de scènes tout juste sépia, à Berlin, entre 1933 et 1938. Entre, loge cet espace confus, forcément confus : celui du sexuel. Retour du refoulé ? Transmission supra-générationnelle ? La réalisatrice dévoile petit à petit les conjugaisons d’une absence : ce frère, cette grand-tante, on ne sait plus, qui se travestissait dans un établissement chic du Berlin des années 1930, mort, déportée.
Juif, trans, exilé : le trépied qui, la nuit, et sous le ciel de Californie, se pose sur la succession des épisodes. Paria, aussi, accroché au savoir, à l’université et autour (le frère d’Ali, Josh, ne sera-t-il pas amoureux de Raquel, femme rabbin), consommateurs de substances et de piscines chauffées et de Champagne. Finalement, ce n’est plus un trépied, c’est une farandole infernale, un feu d’artifice pas même décadent, puisque de toujours, ça a été comme ça chez les Pfefferman : un éparpillement qui tient comme ça peut, mais qui tient.
En cela, Transparent n’est pas une série pour raconter comment les usages sexuels changent ceux qui les pratiquent. Il s’agit plus exactement d’attraper comment celui qui en parle est changé d’en parler. En l’occurrence, spécialement lorsque Morton Pfefferman, père de ces trois enfants gentiment infernaux, déclare, une fois à la retraite de Berkeley, qu’il est désormais une femme nommée Maura.
Énigmes masculines, énigmes féminines
La parole ne s’oppose pas aux mensonges, elle s’oppose aux fractures des couvertures posées à la hâte comme des chiffons, non sur un non-dit, mais sur un impossible. Le frère resté à Berlin en est mort. La sœur arrivée aux USA (la mère de Maura), crache contre son père, absent, lâche, qui avait laissé tout le monde en Allemagne croire qu’il ferait le nécessaire pour les faire venir, mais qui refit sa vie avec une autre ; il n’a pas tenu promesse, c’est raté pour toujours. Le mépris du masculin contre ce père, le mépris propre aux agents masculins qui déportent une jouissance qui ne leur convient pas. Prenons ça comme on voudra, il n’existe aucune solution qui abrite les corps vivants sous l’horloge du fantasme – le temps, encore. Chacun tente comme il le peut de trouver sa solution. Lesbienne, trans, bi, certes. Sans certitude, mais parcourus, tous le sont, par des ombres, celles de ceux qui seront exilés et au prix duquel, cet exil, ils doivent la vie.
Alors, on interroge avec Transparent, le signifiant femme par bien des angles. Celui, social, que les américains affectionnent tant. Celui, intime, des liens amoureux qui explosent. Et puis celui des corps. Et là, ça grince. Le féminin n’est pas une solution alternative au masculin, en ceci que les deux seraient en rapport. Mais, à l’inverse, un homme peut être paria chez les hommes et chez les femmes aussi. Quant aux femmes, elles le sont d’emblée à peu près partout.
Maura a eu une grand-mère, c’est elle qui est partie, c’est elle qui assumera l’exil, ce choix d’avoir pris le bateau à l’heure exacte où il le fallait, et dont la tristesse froide sur son visage est celle de Morton, qui ne changera pas, même avec des colliers ou des robes.
La référence historique de la réalisatrice est certes parfois naïve, qui sacrifie à cette lecture un peu facile d’une République de Weimar décadente : la mère ne supporte pas que son fils se travestisse. Mais cette dernière prendra la bague dont ce fils a fait cadeau à sa sœur – ces deux-là étaient liés comme des amants. Cette bague, depuis, se promène, et Ali finit par la porter autour du cou.
Transparent est un faux ami, donc, pas du côté du dictionnaire, mais du côté du réel. Chacun se donne progressivement à vouloir chercher exactement là d’où il vient. Alors qu’elle est dans un festival réservé aux lesbiennes, Ali, la nuit, se prend à croiser les fantômes et à identifier le point irréversible de la dignité qui lui échappe : les chaussures que les femmes juives devaient porter en signe distinctif, référence singulière à cette époque du vizir bagdati Abu Shuja qui avait imposé cette norme au XII eme siècle.
C’est quoi, l’histoire
Il n’existe aucune orientation sexuelle au monde, qui distillerait l’amnésie. Mais il existe une possibilité de choisir une orientation sexuelle non pour favoriser la jouissance mais pour la traiter. Et c’est l’autre paradoxe de Transparent : un parent trans peut contenir le ravage de cette mère avec qui il ne parle plus, et mettre ainsi son corps à distance, du fait même de se travestir. On dira paradoxe, car la réalisatrice laisse souvent entendre qu’elle œuvre à lever un carcan. Mais Maura n’est jamais à son aise, ni chez les gays, ni chez les lesbiennes, ni chez les hétéros, pas non plus beaucoup chez les homos. En gros, nulle part.
Mais de ce non-lieu, elle fait lien, elle se donne une allure, cette allure qui trace une sorte de légèreté bienvenue dans un paysage d’absences, une pointe de perversion juste en surface pour recouvrir un vertige discursif affreusement horizontal autrement.
Aux USA, un trans peut refaire faire ses photos d’enfance en les sexuant à sa guise. Maura va faire cela, et peut-être est-ce mieux ainsi quand l’histoire, comme disait Joyce, est toujours un cauchemar.