Demande, pulsion et fantasme : diverses modalités de l’objet en psychanalyse, le thème des travaux de cette année au CPCT est ambitieux. Pour le concevoir, nous sommes partis de la pulsion. Et de cette phrase de Jacques-Alain Miller « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser […] c’est une exigence du corps »[1].
Quand J.-A. Miller trouve cette formule heureuse, il le fait en subvertissant une réplique célèbre du Parrain de Francis Ford Coppola : celui qui fait à ses ennemis des offres qu’ils ne peuvent pas refuser, c’est Vito Corleone, interprété par Marlon Brando. Difficile de refuser en effet quand on vous presse un révolver sur la tempe. La phrase agit dans le film comme une ritournelle, car après le père, Vito, c’est le fils, Michael, qui va faire des offres qu’on ne peut pas refuser. En tout état de cause, voilà une formule dont on peut se saisir pour évoquer la pulsion, cette exigence du corps.
Or le corps, c’est la question avec laquelle Lacan a, en partie, débuté. On songe notamment à son texte de 1949, « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». Avec ce texte, et l’invention du registre de l’imaginaire, Lacan est entré dans la psychanalyse. On l’a parfois oublié en raison de l’importance qu’il a donnée ensuite au registre du symbolique. Mais à la fin de son enseignement, Lacan a repris le corps en relation avec le registre du réel cette fois.
Ainsi, en centrant les travaux de cette année sur la pulsion, le CPCT-Paris propose, en quelque sorte, un retour aux fondamentaux de la psychanalyse.
Mais comme le rappelle la formule de J.-A. Miller, la pulsion est d’abord une demande. Le 6 décembre, nous avons évoqué la demande consciente, parlée. Le 14 mars, dans notre prochain rendez-vous consacré à la pulsion, il ne s’agira pas du tout de la même demande car la pulsion est la manifestation d’un « sujet acéphale », comme le dit Lacan. Et dans l’acéphalité, le sujet disparaît et sa demande comme demande parlée s’évanouit aussi.
Au CPCT-Paris, consultants et praticiens interrogent constamment ce concept de demande. Les cas cliniques et la table ronde organisés le 6 décembre furent l’occasion de le démontrer. La consultation, première mise en forme de la demande, est aussi, pour nombre de patients qui s’adressent au CPCT, le tout premier moment de rencontre avec le dispositif analytique. Or le fonctionnement très particulier du CPCT influe énormément sur les demandes qui lui sont adressées. Le cadre des seize séances, d’emblée, infléchit la cure ; le patient ne peut revisiter l’ensemble de sa vie au CPCT, il va aborder un point – ou deux – pour le traiter avec l’analyste. Comme nous l’a rappelé Hélène Bonnaud, Lacan, dans « La Direction de la cure », distinguait la demande implicite (être guéri, révélé à soi-même) d’une demande radicale, celle qui ouvre jusqu’au tréfonds de la première enfance, une demande « sans filet ». Comment, dans le cadre d’un traitement court, en seize séances, répondre à la demande qui nous est faite, et comment, surtout, ne pas tout ouvrir jusqu’au tréfonds de la première enfance ?
Par ailleurs, si aucun des cas ou vignettes présentés le 6 décembre n’abordait directement la question de la gratuité, celle-ci est constamment présente en coulisses. Certes, le traitement est gratuit, mais au CPCT, nous demandons quelque chose… et cela se manifeste notamment dans les cas où le patient consulte sur injonction thérapeutique.
L’après-midi du 6 décembre fut justement l’occasion de revenir sur ce qu’H. Bonnaud a appelé les « demandes indirectes », problématiques en soi car, pour se soigner, et encore plus pour s’analyser, il faut le vouloir. « Dans l’injonction thérapeutique, disait H. Bonnaud, il y a un Autre de la demande qui se détache du sujet. La question est de savoir si le sujet va la prendre à son compte, la subjectiver pour la faire sienne, ou pas ». Pour le dire autrement, si la demande indirecte « infantilise », elle « n’est pas une demande qui n’intéresse pas l’analyste. Elle est au contraire à entendre dans la façon dont elle est interprétée par le sujet qui s’en fait le destinataire ».
La psychanalyse d’enfants en est un autre exemple. « Là, l’injonction vient soit du monde scolaire ou éducatif et social, soit de la famille. L’enfant soumis à la demande d’un Autre ne peut parfois pas être sujet de sa demande. Les entretiens préliminaires permettent de saisir sa place et de repérer la façon dont la parole de l’enfant peut ou pas se saisir d’un signifiant qui le nomme, un S1 qui vient tout à coup le faire sujet de sa parole. »
La consultation serait donc l’instant de voir, une première rencontre avec un psychanalyste où s’exprime (ou non) une demande sur laquelle le consultant va parier pour le traitement. Car il s’agit bien d’une affaire de pari : pour le dire avec H. Bonnaud, « le principe de la consultation est de faire le pari sur le fait que la demande qui nous est faite va pouvoir opérer par le signifiant ». Pour autant, la demande exprimée en consultation n’est pas figée. Elle peut dévoiler un dessous. Car il y a des occasions où une demande se révèle, finalement, en cacher une autre.
Enfin, et surtout, la demande peut faire des tours. Pour nous aider à visualiser l’articulation de la demande (consciente) et du désir (inconscient), Lacan a employé le tore, une figure géométrique composée d’un tube courbe refermé sur lui-même.
À l’intérieur du tore circulent les objets de la demande. Et la demande, à la surface du tore, tourne autour de ces objets, s’efforce de les cerner. La boucle de la demande se répète, elle tourne. Et en tournant, elle avance. Progressivement, donc, la demande, en faisant des tours, en avançant comme une spirale, dessine un trou au centre du tore. Et c’est dans ce trou que Lacan va situer un autre objet qui n’est pas un objet de la demande. Il s’agit de l’objet a, l’objet cause du désir. Un objet dont on ne peut prendre la mesure qu’en faisant une analyse.
Certes, au CPCT, les patients ne font-ils pas une analyse. Pour autant, notre orientation y est analytique. Car nous parions que la demande du sujet peut, même dans un temps limité, celui de nos fameuses seize séances, se dévoiler et faire quelques tours.
[1] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Navarin, n° 77, mars 2011, p. 140.