Lorsque Kill Bill (1) est sorti, je suis allée voir le premier et, le jour même, j’ai couru voir le second qui était projeté dans une autre salle à l’autre bout de Paris. Je ne pouvais pas attendre.
C’est un film d’amour.
C’est un film de haine.
C’est un film de vengeance, une version féminine de Monte-Cristo (2).
C’est un film qui dénude le lien amoureux, comme organisé par la paire la vie et la mort.
L’homme est Bill, la femme a reçu de lui son nom : Black Mamba, son nom dans le gang créé et dirigé par lui, le « Détachement International des Vipères Assassines ». Comme c’est une histoire d’amour, celui dont elle se venge est aussi celui qu’elle a le plus aimé.
Le point incandescent qui irradie les deux films est la scène de la répétition d’un mariage dans une chapelle à El Paso. Cette scène de mariage, vie, qui n’a pas lieu est aussi une scène de tuerie, mort. Au mariage répond le massacre. Bill tue l’héroïne. Mais quand elle reprend vie, elle se réduit elle-même à un impératif : Kill Bill, tuer Bill. Elle vit pour le mettre à mort.
La clef du lien est donnée par une phrase murmurée par Bill à l’oreille de l’héroïne, à terre, blessée, ensanglantée, tous les invités de la noce, futur marié et pasteur compris, morts. Il lui dit, le révolver à la main et avant de lui loger une balle dans la tempe : « Tu penses peut-être que je suis sadique. Mais tu me vois en ce moment au comble de mon masochisme ». Puis il tire. Cette phrase qui vient en décalage avec ce que l’image donne à voir au spectateur, contredit le sens, le bon sens, le sens commun et produit une énigme.
Impératif : « Kill »
Il n’y avait pas de limite à l’amour qu’elle avait porté à Bill, son mentor, son pygmalion, son maître, son amant. Elle était la perle de sa couronne d’assassins. Jusqu’au jour où, en mission, elle se découvre enceinte de lui. Là se situe la coupure, dans ce surgissement d’un objet cause de son désir, qui la décolle du pouvoir souverain qu’il avait sur elle. La mère rencontre une limite là où la femme n’en avait pas. L’enfant est celui de Bill, elle sait que d’une manière ou d’une autre il le lui arrachera. Alors elle disparaît ou tente de le faire, renonce à sa vie d’avant et projette d’épouser un homme qui assumera la fonction de père et d’époux. Bref, poussée par l’enfant, cet objet cause du désir, elle fait le choix des semblants et décide de se séparer du monde dans lequel elle vivait avec Bill, un monde de meurtre et de mort.
Lorsque, réveillée du coma où elle a passé quatre ans, elle recommence à vivre, c’est pour accomplir l’impératif « Kill Bill » qui organise le programme de sa vengeance. Elle retombe dans le monde de Bill. Mais elle n’est plus tout à fait la même. La perte qu’elle a subie l’a transformée. Les uns après les autres les membres du gang tomberont, chacun périssant selon leur trait de jouissance. Le dernier est Bill, elle l’a gardé pour la fin pour des raisons autant stratégiques qu’éthiques.
Quand enfin elle arrive chez lui dans un cabriolet rose, il l’attendait. Avec une surprise. L’enfant qu’elle croyait avoir perdue, leur enfant à lui et à elle, il l’avait arraché à son corps comateux et l’élevait, non sans lui parler de Maman.
Papa, Maman et la girl phallus
Justement, ce jour-là, l’enfant avait découvert le réel de la mort, en découpant, c’est un classique depuis Les Malheurs de Sophie (3), son poisson rouge. Dans les dialogues de Tarantino, chaque mot est calculé. L’enfant est la première à évoquer la vie et la mort, sans les contextualiser par un sens : mort / vie, hors sens, ce sens que donnent l’assassinat, la prouesse, l’intérêt, la vengeance, les biens ou le beau d’une manière générale.
Maman va tendrement coucher sa fille. Enfin réunies, elles regardent ensemble un film, l’objet de Tarantino se glissant comme l’opérateur du fantasme entre le sujet divisé et l’objet cause du désir.
Une fois l’enfant couchée, les choses sérieuses commencent entre Papa et Maman. D’abord, échanges verbaux, puis on en vient au corps. Du côté de Bill, peu d’incertitude : s’il la tue, il la perd, si elle le tue, il la perd aussi. Dans les deux cas son masochisme est satisfait. Il semble cependant la pousser, une nouvelle fois encore, vers la première solution et répéter ainsi la scène du massacre. Elle est d’ailleurs quant à elle dans la même position : elle attendait un enfant, elle en a un. Il y a quatre ans comme aujourd’hui, l’enfant la tient. Mais l’inconnue réside dans son mode de jouir à elle. À son insu, presque sans qu’elle en décide, elle met en acte un savoir tuer par un coup au coeur, savoir qu’elle tenait d’un des maîtres auxquels il l’avait confiée. Ce geste qui met l’autre à mort en quelques minutes, elle en avait gardé le secret. Il meurt de sa main après un dernier monologue. Elle a tué Bill et, après quelques larmes, s’en va avec fille et épée dans son cabriolet rose. Mais la fille de Bill, ce n’est pas un avoir comme un autre…
Il est masochiste, elle est fétichiste, même si elle est passée d’être le fétiche, le fétiche de Bill, à l’avoir, dès lors que la maternité a introduit un objet inédit.
Une histoire d’amour est un voile sur la différence entre vie et mort. À l’absence du rapport sexuel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, les modalités de jouissance organisées par le fantasme suppléent. Elles permettent que les histoires d’amour ne cessent pas de s’écrire, en-corps ou hors corps. Elles rendent non pertinente la différence entre vie et mort.
Mort ou vif, je te veux, je t’aurai.
1. Tarantino Q., Kill Bill, 2003.
2. Le Comte de Monte-Cristo, roman d’Alexandre Dumas, première publication en 1844.
3. Les Malheurs de Sophie, roman de la Comtesse de Ségur, première publication en 1858.