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Édito

La qualité essentielle de l’immatérialité sonore de la voix marque pour Lacan la présence propre de cet objet dans l’exclusion de tout registre biologique et de la fonction de l’organe.

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Pablo Picasso : la voix des Sirènes

Au château d’Antibes, Picasso peint en 1947, en trois jours, Ulysse et les sirènes. La scène mythologique représentée est celle rapportée au chant XII de l’épopée homérique L’Odyssée : il y a un grave danger qu’Ulysse et ses compagnons évitent en suivant les conseils de Circé, la magicienne.

Le savoir des Sirènes

Que dit-elle à Ulysse : « Tu arriveras d’abord chez les Sirènes, dont la voix charme tout homme qui vient vers elles. Si quelqu’un les approche sans être averti et les entend, jamais sa femme et ses petits enfants ne se réunissent près de lui et ne fêtent son retour ; le chant harmonieux des Sirènes le captive. Elles résident dans une prairie, et tout alentour le rivage est rempli des ossements de corps qui se décomposent ; sur les os la peau se dessèche.1 » L’homme qui donc se livre au chant des Sirènes, aussitôt périra : les os se putréfient, les chairs se consument.

La cause en est le chant porté par leurs voix. Que chantent-elles ? Le texte antique ne le dit pas ; il insiste seulement sur la sonorité et le charme des paroles chantées : « Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté […] ; arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres2 ».

On ne sait pas ce que dit le chant des Sirènes parce que ce chant peut tout dire. Elles savent tout – tout ce que veulent et font les dieux, tout ce qui se passe sur Terre chez les humains.

Pour éviter d’être pris au piège et périr, Ulysse se fait attacher au mât du bateau. Il fait exception à une série : ce sera le seul humain à avoir entendu les chants et à ne pas en mourir ! Mais de ce qu’il a entendu, nous ne saurons absolument rien.

La rencontre du féminin, la voix

Ce qui est sans nom – et s’inscrit comme trou réel – dans le savoir inconscient, c’est la jouissance féminine que les Sirènes présentifient : une jouissance Autre, opaque et fermée. Ne possèdent-elles pas un savoir qui fait objection à la castration ? Les Sirènes se suffisent à elles-mêmes.

Ulysse et ses compagnons présentifient, eux, les sujets qui ne cessent de décliner leur castration : ils ne savent pas et ne peuvent pas – L’Odyssée répertorie leurs défaillances et oublis. De même que le regard ne se voit pas, la voix ne s’entend pas – elle est silence dans les sons et intonations. Pourquoi cet irrésistible qui s’empare alors de chaque humain face aux Sirènes. La voix vient de l’Autre marin monstrueux. Elle est terrible, écrit Jacques-Alain Miller : « elle habite dans le langage, elle le hante. Il suffit de dire pour qu’émerge, surgisse la menace que vienne au jour ce qui ne peut se dire » ; « la voix comme telle émerge chaque fois que le signifiant se brise, pour rejoindre cet objet dans l’horreur »3. L’horreur, c’est que l’Autre m’appelle et que dans cet appel, sans signifiant pour le tamponner, l’instance de l’objet surgisse – soit la saloperie qui supporte le sujet comme désir : l’objet voix devenu objet-cause, a. Le silence est le lieu (topos) des Sirènes. C’est ce silence qui envahira Ulysse après son passage ; il ne peut dire un mot de ce qu’il a entendu et éprouvé.

Voici ce qu’a choisi de montrer Picasso dans cet immense tableau qui désormais nous regarde : l’objet regard devenu tel par la magie de la peinture de l’artiste à partir de l’objet voix, comme index de la féminité.

Hervé Castanet


[1] Homère, L’Odyssée, traduction par M. Dufour et J. Raison, Paris, Garnier frères, 1934, p. 176.

[2] Ibid., p. 180.

[3] Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n°54, juin 1994, p. 51. 

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