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Zweig avec Freud : correspondance de trente ans

Stefan Zweig est viennois, il a vingt ans en 1901. Il écrit sur Freud du vivant de Freud, et en reçoit de lui l’aval.

Dans son approche de Freud et de sa découverte, Zweig tâche de transmettre ce qu’il a su percevoir : son caractère unique, révolutionnaire et irréductible. Freud a été sensible à cet hommage. On sait en outre l’estime et l’amitié que Freud portait à l’écrivain. Leurs échanges furent multiples et leur correspondance durable.

Zweig a saisi que Freud n’est ni un littérateur, ni un philosophe et qu’avec lui ce qui s’appelle l’inconscient n’est plus à la même place, l’inconscient n’est plus « la terra incognita dans les continents inexplorés de l’âme » [1]. Ce n’est plus « un réservoir obscur », « un résidu stagnant de l’âme » [2].

Zweig est très précis : « À tout instant, chaque fois que nous prononçons une parole, que nous accomplissons un acte quelconque, notre sentiment éthique ou civilisateur doit se défendre sans cesse contre le barbare instinct de jouissance. Ainsi toute notre vie psychique apparaît comme une lutte incessante et pathétique entre le vouloir conscient et inconscient, entre l’action responsable et nos instincts irresponsables. » [3] Avec Freud, le mot inconscient « entre dans la science », et surtout il n’est pas muet. Il s’exprime en chiffres et en d’autres signes ou symboles à déchiffrer. Zweig a dans l’idée qu’il y a un chiffrage de l’instinct qui se fixe dans des signes, comme une lettre à lire. C’est un inconscient qui parle avec son langage. Freud déchiffre « signe après signe, puis il élabore un vocabulaire et une grammaire de la langue de l’inconscient » [4]. La thèse de l’inconscient structuré comme un langage, que nous avons dû réapprendre quelques vingt ans plus tard grâce au retour à Freud de Lacan, Zweig, en 1931, l’avait déjà perçue.

Mais que disent « ces voix qui vibrent, tentations ou avertissements, derrière nos paroles et notre état de veille et auxquelles nous obéissons plus facilement qu’à notre bruyante volonté » [5] ?

Ces voix disent les jouissances refusées, rêvées ou dérobées qui n’ont pas d’âge, car Zweig a aussi compris que la sexualité avec Freud ne se limite pas au lit, qu’il soit conjugal ou adultère, aux actes sexuels, et qu’elle implique cette fameuse pulsion de mort où tant d’autres de ses contemporains n’ont vu qu’une élucubration due à la bile pessimiste d’un homme vieillissant.

Autrement dit, Zweig a été initié très tôt à cet envers de la raison. Un envers, qui, comme il l’a reconnu plus tard dans Le Monde d’hier [6], est la toile de fond de la sagesse tragique de Freud. C’est là le paradoxe essentiel de l’œuvre de l’écrivain : il a mis tout en œuvre pour révéler au monde de la littérature le démon, la bête, parfois immonde, qui gîte au cœur de l’âme humaine. Même s’il a du mal à nommer l’instance, voire l’insistance de la jouissance, de façon paradoxale, dans son œuvre, il en avait saisi l’essentiel. Il témoigne que les zones opaques et mystérieuses, la compulsion de répétition, ou la fascination pour l’échec ou la déchéance de l’être humain illustrent cette place de la jouissance hors sens. C’est ce que Freud a reconnu montrant ainsi comment l’artiste précède la psychanalyse [7] en écrivant ce que le psychanalyste n’arrive pas à formuler dans le sens dit commun.

Cette conscience a imprimé très tôt dans son esprit la certitude de la fragilité inhérente à l’œuvre de civilisation.

Sans doute Zweig croit-il encore que c’est la « nature » qui préside à la reproduction de l’espèce humaine, mais il a remarquablement aperçu que pour Freud, c’est l’entrée des causes pulsionnelles dans une rationalité qui se rattache à la science. Le désir pour Zweig est « une force aveugle qui veut se dépenser, la tension de l’arc qui ne sait pas encore ce qu’il vise, l’élan du torrent qui ne connaît pas l’endroit où il va se jeter. Il veut simplement se détendre, sans savoir comment il y arrivera » [8]. On retrouve ici la pulsion acéphale et le circuit de la pulsion établi par Lacan dans son Séminaire XI dans lequel il établit un « montage » [9], là où Zweig parle d’arc.

Freud lui-même ne s’y est pas trompé, lui qui, le 14 avril 1925, comparait la force de révélation de la fantaisie zweigienne avec une technique d’archéologie : « Vous savez rapprocher de si près l’expression de l’objet que les plus fins détails de celui-ci deviennent perceptibles, et que l’on croit saisir des relations et des qualités qui jusqu’à présent n’avaient absolument jamais été exprimées par le langage. Cela faisait longtemps que je me creusais la tête pour trouver un équivalent de votre façon de travailler ; finalement il m’en est venu un hier, évoqué par la visite d’un ami épigraphiste et archéologue. C’est un procédé comparable à celui de prendre le calque d’une inscription sur une feuille de papier. On applique, c’est bien connu, une feuille de papier humide sur la pierre, et l’on contraint cette matière malléable à épouser les moindres creux de la surface portant l’inscription. Je ne sais si cette comparaison vous satisfera. » [10]

Aussi, en novembre 1931, Freud écrit à Zweig, à l’occasion de ses cinquante ans : « C’est le besoin de vous dire donc à quel point j’admire l’art avec lequel votre langue épouse les pensées, tout comme des vêtements que l’on imagine transparents épousent le corps de certaines statues antiques. » [11] Tout en célébrant l’aptitude de Zweig à mouler les objets et à restituer leur exact contour, Freud dit, dans sa lettre du 4 septembre 1926 [12], avoir rencontré un artiste et une création de premier ordre, il fait l’éloge des trois nouvelles, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme [13], La Confusion des sentiments [14] et Destruction d’un cœur [15]. Il félicite Zweig de l’acuité de son art sachant si bien peindre ce qui fait l’humain.

[1] Zweig, S. & Freud S., La Guérison par l’esprit, Paris, La pochothèque, 1931, p. 945.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 947.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 948.

[6] Zweig S., Le Monde d’hier, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

[7] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.

[8] Zweig S. & Freud S., La Guérison par l’esprit, op. cit., p. 972.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 154.

[10] Freud S., « Lettre du 14 avril 1925 », in Zweig S., Correspondance, Paris, Rivages, 1991 p. 38-39.

[11] Freud S., « Lettre du 28 novembre 1931 », in Zweig S., Correspondance, op. cit., p. 84.

[12] Cf. Freud S., « Lettre du 4 septembre 1926 », in Zweig S., Correspondance, op. cit., p. 53-59.

[13] Zweig S., Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Paris, Gallimard, 2013.

[14] Zweig S., La Confusion des sentiments, Paris, Le Livre de poche, 1992.

[15] Zweig S., Destruction d’un cœur, Paris, Le Livre de poche, 1994.

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