En 2015, Paris fut consécutivement frappé par des attentats meurtriers : en janvier, alors que les membres de l'École de la Cause freudienne (ECF) et de l’Association de la Cause freudienne (ACF) s’apprêtaient à se réunir pour la Journée Question d’École ; en novembre, au moment où près de 3500 participants se rendaient aux 45es Journées de l’ECF.
Patricia Bosquin-Caroz était alors présidente de l'ECF, fonction qu'elle a exercée jusqu'à la fin décembre 2015.
HB — Comment, en tant que présidente de l’ECF, avez-vous été concernée par ces attentats ?
Patricia Bosquin-Caroz — Après les premiers attentats à Charlie Hebdo et à la supérette Hyper Cacher, invitant chacun, plus que jamais, à se rendre à la Journée Question d’École, j’avais rappelé dans un court texte un énoncé de Lacan extrait de son Séminaire XI : « Aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cœur de l’expérience, est le noyau du réel. »[1] Cette citation me semblait en parfaite adéquation avec le moment que l’École traversait, planchant sur des questions relatives à la formation de l’analyste tandis que ses membres étaient encore sous le choc des récents événements tragiques.
HB — C’est en 1964, en fondant son École, que Jacques Lacan introduisait les psychanalystes à l’abord du réel…
PBC — En effet, Lacan s’adressait à ceux qui reprochaient à la psychanalyse un certain idéalisme l’amenant à réduire l’expérience à une ontologie des tendances, sorte de donné primitif relatif à la condition du sujet. Lacan n’acceptait pas une telle conception rabaissant la psychanalyse à un programme déterminé par avance, fût-il inconscient. Il distinguait radicalement le réel de la réalité et signalait que celui-ci ne se rencontre qu’au-delà de l’automaton de la chaîne signifiante, ce qu’il traduisait par rencontre du réel.
Lacan nous a ainsi appris à reconnaître la grimace du réel dans le surgissement de l’événement traumatique, de la mauvaise rencontre, inassimilable, qui brise le déroulement routinier de notre activité. Les attentats perpétrés en janvier, puis en novembre, à Paris ont été de cette teneur. L’opinion s’est réveillée comme d’un cauchemar, bouleversée, ahurie, traumatisée. Le choc ! Il fallut le temps que l’homéostase subjectivante régissant le système de la réalité se remette en route. Dans ces moments, on tente de reconstruire la réalité comme après un mauvais rêve. Parler, lire, écrire y participent. Mais le corps est aussi de la partie. C’est comme s’il fallait en reconstituer l’unité, l'enveloppe, alors que les médias ne diffusent que des images fragmentées. C’est pour cela, me semble-t-il, que l’on éprouve cette nécessité de se rassembler ou de marcher ensemble comme un seul homme.
HB — Par deux fois, votre Directoire et vous-mêmes avez eu à décider comment répondre au nom de l’ECF à des actes terroristes qui ont traumatisé la France entière et la décision que vous avez prise a été chaque fois différente…
PBC — Après les attentats des 7 et 9 janvier, en effet, le temps qui nous séparait de la date de la Journée Question d’École, le 24 janvier, nous fut propice. Le principe de plaisir retrouvait tous les jours un peu plus ses lettres de noblesse, recouvrant déjà la fugace rencontre avec le réel. Les instances de l’École retombèrent peu à peu sur leurs pieds. Le temps pour comprendre s’était remis en marche et nous étions vraiment décidés à réunir les membres de l’ECF et des ACF autour des « Problèmes cruciaux » de la psychanalyse pure, orientée par le réel singulier de chacun, syntone avec l’époque actuelle.
Vendredi 13 novembre, nous sortions de l’Assemblée générale annuelle des membres de l’École quand nous apprîmes la nouvelle des attentats. On attendait pour le lendemain un afflux record pour nos Journées annuelles, qui avaient demandé un travail militant intense d’un grand nombre de membres de l’ECF et des ACF. Cela se présentait certes comme des journées de travail, mais aussi comme une fête, dont toutes les lumières se sont éteintes en une seule nuit.
Tout autre fut le tempo. Fini le temps pour comprendre et décider en conséquence. L’instant de voir et le moment de conclure se télescopaient[2]. Nous étions obligés d’agir vite. La décision de ne pas tenir nos Journées des 14 et 15 novembre fut prise en quelques heures seulement. Sécurité oblige, certes, mais il fallut surtout rapidement prendre acte que la fête qui n’avait pas encore commencé était déjà terminée et écrire très vite une série de communiqués. Le premier, samedi, à 2h30 du matin, annonçait que les J45 ne pourraient pas se tenir comme prévu – l’équipe d’accueil était alors déjà sur le pont. D’autres communiqués suivirent.
C’était comme s’arracher à dire quelque chose quand le silence s’imposait et que l’on aurait préféré se taire. Pourtant, il était urgent de parler, de s’adresser à tous ceux que nous avions entraînés dans notre sillon pour préparer les 45e Journées, à chacun qui était sur le point de nous rejoindre le lendemain du carnage pour plancher avec l’École sur le thème : « Faire couple. Liaisons inconscientes ». Dire et en même temps faire silence sur le point intime violemment percuté, taire toute résonance fantasmatique que les événements traumatiques provoquaient. Tracer un bord autour du trou, autour de ce qui nous laissait sans voix.
Telle fut l’action du Directoire de l’École qui, un week-end durant, ne quitta pas les lieux où les 45e devaient se produire.
HB— La décision de ne pas tenir les Journées a été reçue avec tristesse, mais comme étant juste, eu égard aux circonstances. Et depuis ?
PBC — Agir encore et sans répit. Poursuivre et œuvrer pour l’École, regarder devant nous, vers le prochain Congrès de l’AMP à Rio, la Journée FIPA à Bordeaux, Question d’École tout bientôt à Paris... Aller vers 2016. Ne pas se retourner devenait notre devise tacite. Certes, les Journées annuelles de l’ECF de 2015 n’avaient pu avoir lieu, mais comment oser s’en plaindre au moment où des familles endeuillées, pour qui allait toute notre compassion, subissaient les conséquences subjectives de pertes irrémédiables ?
HB — Comment avez-vous vécu l’après-coup de ces moments ?
PBC — Un mois plus tard, le week-end des 12 et 13 décembre, Christiane Alberti, directrice des Journées et vice-présidente de l’ECF (présidente à l’heure où ces lignes paraîtront), et moi étions invitées à Barcelone, par nos collègues Anna Aromi et Santiago Castellanos[3], aux XIVe Journées de l’ELP dont le thème était : « Crisis ». Une tribune me fut offerte pour dire quelques mots sur les événements de Paris et leurs conséquences pour l’École.
Je considère aujourd’hui qu’il s’agit d’un heureux déplacement, car c’est sur une Autre scène, celle d’une autre École, dans le cadre particulier de l’EuroFédération de Psychanalyse, que la vérité du trauma put enfin s’exprimer. Là, à Barcelone, je me retournai pour regarder. À ce moment, ce ne sont pas les mots qui vinrent à mon secours, mais les larmes qui prenaient leur place, de façon absolument disruptive, signe dans le corps qu’un réel avait été en jeu et que le sinthome avait parlé au-delà d’un sens possible à attribuer à la violence de l’événement. Là, après coup, je pris réellement la mesure, que oui, l’École avait perdu quelque chose : les Journées 45 et avec elles, un lieu inédit d’énonciation spécialement marqué depuis quelques années par une façon joyeuse de faire exister la psychanalyse grâce à l’impulsion de Christiane Alberti, leur directrice, et à l’orientation de Jacques-Alain Miller.
C’est à Barcelone, que j’(a)ppris, que la terreur fait taire.
Au regard de ce silence qui lui fut imposé, l'École aura désormais à en tirer les conséquences et penser aux modalités de rassemblement des corps parlants, nécessaires à l'existence même du discours analytique.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris Seuil, coll. Champ Freudien, 1973, p. 53.
[2] Lacan, J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966, p. 197 & sq.
[3] Anna Aromi est directrice des journées de l'ELP « Crisis » et Santiago Castillanos, président de l' ELP.
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