La rupture inscrite au départ : Gustave Flaubert, Louise Colet
On dit parfois que la dispute est une modalité qui sied fort bien au couple, et à sa longévité. Il arrive qu’entre la joie renouvelée de la rencontre des corps et la satisfaction obtenue par d’ineffables querelles un couple tienne par devers soi. Mais quand le mépris s’en mêle peu y survivent. C’est le coup fatal que portera Gustave Flaubert à Louise, que met ici en lumière Francesca Biagi-Chai.« C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur »[1], écrit Gustave Flaubert à son ami Maxime Du Camp, tout en lui donnant ce conseil « Prends garde d’aimer trop cette bonne Marthe »[2]. « La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux »[3]. Ces mots précèdent de quelques mois la rencontre avec une femme, Louise Colet, qui sera le seul amour durable de Flaubert. Quand il la rencontre, il a vingt-cinq ans, elle en a trente-cinq, il vient d’interrompre ses études du fait d’une crise nerveuse qui a duré deux ans, celle-ci marqua la fin de sa jeunesse « sa fermeture, le résultat logique ». Il traverse une période douloureuse ; en quelques mois il perd son père et sa sœur, ainsi qu’un ami cher.
La rencontre, l’amour prévenu
C’est la correspondance abondante entre les deux amoureux, l’une vivant à Paris, l’autre à Rouen qui donne le ton. Leurs échanges épistolaires commencent dès le lendemain des premiers ébats sexuels. Flaubert est rentré chez lui et a emporté les « petites pantoufles » de sa dame, un petit mouchoir taché de sang, plus tard, des lettres d’elle et son portrait les rejoindront. Déjà s’installe entre eux un peu plus qu’une distance géographique, des objets la représentent, qui se substituent à elle. Et puis il y a sa mère qui « avait des hallucinations funèbres »[4]. D’emblée sont évoqués cette distance d’avec la légèreté de la vie et cet éloignement que le désir et le devoir d’écrire renforcent. Il prévient, il anticipe, la séparation montre le bout de son nez. « Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. »[5], « Il faut que je t’aime pour te dire cela. Oublie-moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains et marche dessus pour effacer l’empreinte que j’y ai laissée. »[6] Déjà le verbe est au passé.
Un amour tumultueux, premier épisode : 1846-1848
C’est contre l’(a)mur que Louise Colet ne cesse de se cogner, elle frappe, elle crie, elle menace, rien n’y fait. Elle n’ira jamais à Croisset, elle n’approchera jamais madame Flaubert mère. « je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien […] La bonne femme est peu liante »[7]. Mais de son côté, les visites de Flaubert manquent d’empressement, elles sont intenses certes, mais trop peu fréquentes pour Louise. « Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis je te répondre ? »[8] Elle lui parle de gloire, il l’espère mais la croit inatteignable. « est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre pas… ? »[9] « J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais ». Lorsqu’ils se voient, la tendresse, l’élan et l’amour physique sont toujours présents. Mais sur fond de disputes. « Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. »[10] « J’étouffais, j’étais à bout »[11]. Puis, les causes s’étendent et les querelles s’intensifient, Louise lui reproche d’être sous l’influence de son ami Du Camp. « C’est lamentable pourtant, écrit-il, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! »[12] Quatre mois plus tard, en mars 48, il passe du « tu » au « vous », la distance est de mise. Entre temps, Louise se pense enceinte d’un amant de passage. Flaubert lui signifie qu’il sera toujours là, « un lien qui ne s’effacera pas... », malgré « ma monstrueuse personnalité comme vous le dites ».
Deuxième épisode : 1851-1855
Flaubert part en Orient avec Du Camp. On saisit en creux que la colère de sa maîtresse, ses griefs contre Du Camp pouvaient être liés à ce voyage. À son retour, en Juillet 1851, Louise le sollicite, leur liaison reprend et avec elle, leur correspondance. « Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je m’en allais de toi gluant d’amour. »[13] Mais Flaubert est plus assuré dans le clivage qu’il veut maintenir entre le désir et l’amitié : sa modalité d’amour à lui qu’elle ne supporte pas. « Ô Femme ! femme, sois-le donc moins ! Ne le sois qu’au lit ! »[14] Flaubert est alors fort de son écriture avant tout, il est tout entier à son roman, sa Bovary règle son temps et sa vie. Les lettres sont de plus en plus longues, mais elles sont consacrées à l’évolution de l’écriture, à la Revue des Deux Mondes, au milieu littéraire et aux comparaisons qu’il établit, qu’il scrute. « Où est donc le style ? En quoi consiste t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre. » C’est à la Muse, à l’amie qu’il fait le récit de son cheminement, et cela lui est nécessaire. Les visites sont rythmées par le travail, tandis que les reproches de Louise sont invariables et constants. « Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! »[15] Louise lui envoie les pièces de théâtre qu’elle écrit en vers. C’est là que se produit tout à coup quelque chose qui s’apparente à la chute. Si elle écrit de bons vers[16] cela ne fait pas d’elle un auteur et il le lui dit sans ménagement : « Les bons vers ne font pas les bonnes pièces », « Or je trouve la pièce À ma fille, lâche de sentiment. »[17] « L’orage pour dire le malheur a été dit par tout le monde […] Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent. » Plus tard, Louise fera un faux pas et tout sera, en un instant, consommé. C’est la séparation définitive.
La lettre d’adieu…
… En suspens depuis toujours bien que l’on ne puisse pas douter que Gustave ait aimé et peut-être continua d’aimer Louise.
Madame, J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais. J’ai l’honneur de vous saluer. G.F. [1] Flaubert G., Lettre à Maxime Du Camp 7, avril 1846, Correspondance, Choix et présentation de Bernard Masson, Folio, Gallimard, Paris, 1975, p. 73. [2] Ibid., p. 76. [3] Ibid., p. 76. [4] Ibid., Lettre à Louise Collet, p. 78. [5] Ibid. [6] Ibid., p. 80. [7] Ibid., p. 267. [8] Ibid., p. 86. [9] Ibid., p. 89. [10] Ibid., p. 94. [11] Ibid., p. 92. [12] Ibid., p. 100. [13] Ibid., p. 165. [14] Ibid., p. 197. [15] Ibid., p. 266. Il s’agit du pharmacien de Madame Bovary, Homais. [16] Ibid., p. 289. La note fait référence au prix de poésie de l’Académie française qui couronnera Louise Colet pour son poème « L'Acropole d’Athènes ». [17] Ibid., p. 290. Lire la suite