Pornographie et électroménager
*Directeur de l’École Brésilienne de Psychanalyse
Loin du boudoir sadien et de son pousse au fantasme, le porno n’est pas là pour faire rêver. Marcelo Veras retrace comment ce qui était confiné aux zones de tolérance est aujourd’hui, d’un seul clic, à la portée de chacun.
Au moment où j’écrivais ce petit texte sur la pornographie, les événements à Paris ont mis à jour l’enjeu que représentent les limites de ce qui peut être vu et dit en public. Dans ce sens, rien de plus actuel que l’exposition du Marquis de Sade au Musée d’Orsay. Celle-ci est évoquée par Jacques-Alain Miller dans son texte « Le secret de Charlie »[1]. Sade – surtout après avoir été publié dans la Pléiade – apporte sa légitimité à un espace réservé par l’Occident à la transgression et au blasphème. Le commentaire sur la pornographie que fait J.-A. Miller dans sa présentation préparatoire au thème du prochain Congrès mondial à Rio de Janeiro met en tension la référence à Sade.
Du blasphème à la pornographie, qu’est-ce qui est en jeu ? Plus que l’humeur ou la liberté d’expression, c’est le mode de jouir de l’autre qui devient intolérable. L’œuvre de Sade nous pose une question qui résonne dans toute la presse quotidienne : jouir de tout, y compris de Dieu ? Sade blasphémateur ? Cela n’a pas empêché que ses orgies fussent organisées comme de véritables rituels liturgiques. Il suffit de revoir Salò ou les 120 Journées de Sodome, de Pasolini, pour constater comment les trois cercles qui structurent le film – celui des manies, celui des excréments et celui du sang – obéissent à une sophistication symbolique digne d’une messe catholique.
À ceux qui ont fait la marche républicaine tenant un crayon à la main, l’œuvre de Donatien Alphonse pose un problème. Jusqu’à ses derniers jours à Charenton, l’un de ses enseignements fut justement de démontrer l’intimité entre son écriture et sa chair. Après Sade, comment peut-on encore croire que les paroles et les dessins ne sont que pure sublimation ?
Porno pour tous
Ainsi, le caractère enflammé du débat actuel rend difficile d’aborder la question de la pornographie sans tomber dans les pièges de la banalisation, de l’idéalisation ou de la morale. Revenons un peu à l’histoire. Bien que des éléments de la pornographie soient présents dans la culture depuis toujours, il est tout à fait possible de repérer, à la Renaissance, les fondements des questions qui orientent l’étude sur la pornographie actuelle. Sade a eu de bons précurseurs. La majorité des études sur la pornographie, indique que celle-ci est inséparable de la tension entre le réalisme du coït et la morale civilisée. Prenons une définition universitaire classique de la pornographie : des expressions écrites ou visuelles présentent, sous forme réaliste, le comportement génital ou sexuel avec l’intention délibérée de violer les tabous moraux et sociaux[2].
Voilà le problème pour les psychanalystes. Comment parler de réalisme sexuel si le rapport sexuel n’existe pas ?
Paula Findlem[3], historienne de Stanford, précise que la pornographie, dans le contexte occidental, se fonde sur le marché qui a surgi à partir des nouvelles techniques d’impression des histoires et dessins obscènes. Avec la Renaissance, l’écriture n’est plus un privilège des riches. Beaucoup plus attrayant que la Bible de Gutenberg, les contes et poésies obscènes sont consommés à une plus grande échelle par les populations des nouvelles villes de la Renaissance. Parmi de nombreux textes, les Sonnets Luxurieux de Pierre l’Aretin apparaissent comme les plus représentatifs de son époque. L’Aretin peut être considéré comme le premier pornographe moderne. Toutefois, si la pornographie et le marché ont fonctionné ensemble – sûrement une question d’offre et de demande – Internet, avec son empire de l’image, a introduit une véritable révolution du concept. On passe de la pornographie comme technologie au service du fantasme à la technologie de l’objet tout court ; de la transgression à l’irrévérence de l’Aretin, au régime d’une addiction pure de l’objet regard[4]. Depuis, ce qui se tolère, n’est plus ségrégé dans un quartier, dans une maison d’édition, dans un bordel, voire au cinéma. Avec Internet, la zone de tolérance est enfermée à l’intérieur de la demeure moderne. Ainsi, comme ce fut le cas avec le réfrigérateur et la télévision, il n’y a plus de maison sans ordinateur.
À partir des années 70, le débat sur la pornographie est devenu plus intense chez les féministes américaines. Des disputes chaleureuses avaient lieu entre les féministes anti-pornographie, qui dénonçaient la condition d’exploitation et de soumission des femmes dans les films pornos, et les féministes « anti-puritaines » qui voyaient dans le succès du mouvement porno chic[5] un nouveau champ de réflexion sur les minorités sexuelles[6]. Jusqu’aux années 90, le débat tournait autour de la nouvelle vague porno introduite par des films comme Deep Throat, Emmanuelle ou The Devil in Miss Jones. Pourtant, l’expansion du monde numérique et l’hyper-connectivité engendrée par la révolution digitale ont subverti de manière définitive la perception de ce qu’est un espace public et un espace privé.
Pour le lecteur de Lacan, ce constat n’est pas une grande surprise. L’extimité est de structure et la coupure entre le plus intime et le plus externe est une fiction toujours plus fragile dans un monde où le scepticisme croissant a révoqué les lois et les maîtres – dévoués, auparavant, à établir cette séparation. La culture hacker a fait du travail du censeur un métier digne de la paranoïa la plus tenace. Et pourtant, WikiLeaks nous a appris que même l’espion le plus compétent n’est pas exempt d’être à son tour surveillé. Vive Sartre et son voyeur vu !
L’intimité parfaite
Il arrive qu’Internet soit au service du confort et des objets du bien-être. Je me rappelle ici la référence faite par J.-A. Miller à l’œuvre de Siegfried Giedion, Mechanization takes command[7]. L’ambiance virtuelle permet au sujet de jouir sans être harcelé par l’Autre, à la condition, évidemment, de savoir surfer sur les bons sites et ne pas déranger les grands interdits établis par le FBI, tels que la pédophilie, les moqueries sur le terrorisme ou les téléchargements des films d’Hollywood. Avec Internet, l’espace délimité par l’Autre social se reconfigure par la transgression. Jadis, les maisons closes se situaient dans ce qu’on appelait couramment « zone de tolérance ». La technologie a su introduire cette « zone de tolérance » dans l’intérieur confortable de chacun, dans les familles traditionnelles, comme dans les familles recomposées, ou dans les petits appartements des célibataires, les bureaux. Il suffit de ne pas faire trop de bruit et de laisser la femme s’endormir, aller dans la chambre à côté, ou encore attendre que le mari parte au travail et les enfants à l’école. C’est ce qu’on entend dans nos cabinets. Comme par magie, un clic vous emmène dans la zone de transgression. Si les textes de Sade étaient un « pousse au fantasme » et exposaient le désir contra naturam inhérent à chacun, la pornographie actuelle n’est plus une machine à rêver, elle est devenue un produit de plus dans la série des symptômes régis par l’impératif « tous addicts ».
Traduction : Camila Popadiuk et Patrick Almeida
[1] Miller J-A., « Le Secret de Charlie », Lacan Quotidien n° 247. [2] Gregori, M.C., « Relações de violência e erotismo », in Olhares Feministas, Edições MEC/UNESCO, Brasília, 2009, p. 255. [3] Findlen P., « Humanism, Politics and Pornography in Renaissance Italy », in The Invention of Pornography, Zone Books, New York », 1996. [4] Uma versão mais detalhada deste ponto pode ser encontrada em meu texto : El cuerpo femenino más allá de la castración, una pornografía para el siglo XXI. Revista Mediodicho número 40, Mendoza. [5] Le Porno Chic est apparu à la suite d’un célèbre article de Ralph Blumenthal dans le New York Times du 21 janvier 1973, après le film Deep Throat. [6] Gregori, M.C., Relações de violência e erotismo, in Olhares Feministas, Edições MEC/UNESCO, Brasília, 2009, p. 255 [7] Miller J-A., Piezas Sueltas, Buenos Aires, Paidós, 2013, p. 375. Lire la suite