Dans son Séminaire Le désir et son interprétation, ayant évoqué la scène entre Hamlet et sa mère, ce monument qui est le « paroxysme de la pièce », Lacan attire notre attention sur Troïlus and Cressida, que Shakespeare a écrit immédiatement après Hamlet [1].
La pièce, dont Lacan nous dit qu’elle est « une pure merveille, l’une des plus sublimes créations, je crois, que l’on puisse rencontrer dans l’œuvre dramatique »[2], nous présente une intrigue où, sur fond de péripéties guerrières, s’entremêlent les fils du désir, de la jouissance et de l’amour.
Dans Hamlet, Gertrude incarne « la mère en tant qu’elle est […] moins désir que gloutonnerie, voire engloutissement » ; la rencontre par son fils de « ce quelque chose de l’Autre réel » a pour effet la destruction de son désir. L’année suivante, Shakespeare fait monter sur scène Cressida qui, elle, n’est pas mère, mais prend place dans une série de « luronnes » dont il n’y a, nous dit Lacan, « d’aussi abyssales, féroces et tristes » qu’à partir d’Hamlet. Et Lacan d’ajouter que cette pièce « nous permet peut-être même d’aller plus loin dans ce que Shakespeare pensait à ce moment-là de la femme »[3]. En effet, les vers de Shakespeare sont des flèches qui, aiguisées par son bien-dire, vont droit au but pour dénoncer une folie féminine dont l’homme serait le jouet.
Cressida est une jeune troyenne, fille du prêtre Calchas qui est passé à l’ennemi et a mis ses talents de devin au service des Grecs. Elle tombe amoureuse de Troïlus, le plus jeune fils de Priam, le roi de Troie, alors que la ville est assiégée.
À l’époque de Shakespeare, Troïlus et Cressida sont des personnages familiers du public anglais ; ils sont au cœur d’un roman de chevalerie, « Le roman de Troie » et ils exaltent les idéaux du XVIIe siècle au point d’être passés en proverbe : les hommes fidèles sont des Troïlus, les femmes volages des Cressida et les proxénètes des Pandarus, trilogie qui forme le canevas de cette tragi-comédie[4].
Troïlus « fou d’amour » est « plus faible qu’une larme de femme »
Dès les premiers vers de la pièce, Troïlus fait l’aveu de la position féminine où l’assigne sa passion, dans un élan de sincérité qui touche au ridicule : « Je suis fou d’amour pour Cressida », « mon cœur, comme fendu par un soupir, va se rompre en deux », « je suis plus faible qu’une larme de femme, plus mou que le sommeil […] moins vaillant qu’une vierge dans l’obscurité »[5].
Lacan a précisément opposé désir et amour chez l’homme, soulignant que « quand un homme est femme, c’est à ce moment-là qu’il aime […]. Par contre c’est au titre d’homme qu’il désire »[6]. J.-A. Miller a ajouté qu’« on n’aime vraiment qu’à partir d’une position féminine. Aimer féminise. C’est pourquoi l’amour est toujours un peu comique chez un homme »[7]. Pire, l’amour éloigne aussitôt Troïlus de sa mission guerrière ; il est littéralement désarmé par les charmes de Cressida, cessant de s’identifier aux combattants de son camp et allant jusqu’à railler « les fous des deux côtés »[8]. Pourtant, il ne méconnaît pas que « c’est se conduire en femme que de n’être pas au champ de bataille ». Freud avait bien noté que « l’amour de la femme », à la différence de l’amour homosexuel, « rompt les liens collectifs »[9].
Les amants « font serment d’être parfaits comme dix hommes »
À l’opposé de Troïlus qui vacille, aveuglé par sa passion, Cressida est une amoureuse qui reste parfaitement lucide sur le désir des hommes qu’elle se plaît à séduire et sans illusion quant à la jouissance de l’objet qu’ils visent. Aussi, « bien que [son] cœur soit plein d’un amour sûr », elle se tient « à distance », car « les femmes sont des anges tant qu’on leur fait la cour, mais choses conquises n’ont plus de valeur […]. Une femme aimée ne sait rien si elle ignore ceci, que les hommes prisent plus qu’elle ne vaut la chose qu’ils n’ont pas obtenue. La femme n’existe pas encore qui a trouvé l’amour satisfait aussi doux que le désir suppliant »[10]. Comment mieux dire que l’objet fétiche situé chez la femme suffit à la jouissance de l’homme[11] et que, pour lui, cette quête qui « va sans dire »[12], tend à réduire les mots d’amour à de purs semblants : « on dit que tous les amants jurent de réaliser plus d’exploits qu’ils ne sont capables d’en exécuter […] ils font serment d’être parfaits comme dix hommes, et réalisent moins que le dixième d’un seul »[13].
« Pauvres femmes que nous sommes »
Les vers de Shakespeare ruinent l’idéal de la femme aimante et fidèle, qui se trouve ravalée au statut d’une luronne mue par une jouissance effrénée. Alors que l’homme Troïlus est un modèle « d’amour pur » et de fidélité – c’est là, concède-t-il, « son vice, son défaut »[14] –, Cressida incarne la « perfidie », qui se révèle aussitôt consommée leur union.
En effet, les amants sont séparés par une décision qui envoie la jeune fille rejoindre son père, le traitre Calchas, dans le camp des Grecs, en échange d’un prisonnier troyen. Elle fait ses adieux à Troïlus en lui jurant fidélité, ce qui ne va pas sans inquiéter son amant dont les yeux semblent se dessiller : « On peut faire des choses qu’on ne veut pas », ajoutant que « parfois nous sommes nos propres démons »[15].
Arrivée dans le camp grec, chaque chef lui demande un baiser : charmeuse, cette « pierre à aiguiser les hommes » joue avec Ménélas et Ulysse, mais c’est à Diomède qu’elle va céder. Elle devient ainsi l’archétype de la femme infidèle et Shakespeare de dénoncer « l’impudeur » de « la petite putain »[16] et lui faire déclamer, plus lucide que jamais : « pauvres femmes que nous sommes ; je vois en nous cette faiblesse que l’erreur de nos yeux dirige notre âme »[17]. La pulsion acéphale aveugle Cressida et scelle son destin.
La femme campée par Shakespeare est-elle envahie par une jouissance Autre et sans accès à la signification phallique ? Il semble, au contraire, qu’elle se situe plutôt du côté mâle du tableau de la sexuation, prise par une identification virile qui lui barre l’accès à l’amour et à l’Autre jouissance que Lacan nous a décrite comme supplémentaire à la jouissance phallique : « en vérité j’aurais voulu être homme ou que nous femmes eussions ce privilège des hommes de parler les premières »[18]. A la façon d’un homme, il ne lui est pas nécessaire d’en « passer par l’amour » pour jouir[19].
« Le plus tendre amour peut mourir sous la dent de la fortune »[20]
La pièce témoigne également que l’amour est contingent et s’adresse aux semblants.
Cressida est d’abord livrée aux manœuvres de Pandarus, son oncle débauché qu’elle qualifie de proxénète, lorsqu’il la pousse dans les bras de Troïlus. Par ses plaisanteries grivoises et ses remarques ironiques, Pandarus brocarde les semblants auxquels l’amour s’adresse[21] : « Est-ce ainsi que s’engendre l’amour ? Sang chaud, chaudes pensées et chaudes actions ? Mais ce sont autant de vipères ; l’amour est-il donc engendreur de vipères »[22] ?
C’est bien la jouissance qui aura le dernier mot, dénudant son réel mortifère qui ne cesse pas de s’écrire : « Débauche, débauche ; toujours la guerre et la débauche; il n’y a que cela qui soit toujours à la mode »[23], écrit Shakespeare. Troïlus explose en apprenant la trahison de Cressida, mais la jalousie excite son ardeur guerrière et, délivré de son amour, il est à nouveau virilisé, faisant alors contre les Grecs « des massacres furieux, fantastiques »[24].
Shakespeare indique toutefois la direction d’où peut naître le désir : « C’est en se dressant contre la destinée que l’homme fait vraiment ses preuves »[25]. Et dans une saynète pleine d’humour, il nous rappelle que la vérité, bien loin de l’idéal, n’est pas Une, qu’elle est menteuse. Il ponctue un bref dialogue entre Cressida et son oncle, sur la question de savoir si Troïlus est « aimable ou non », par cette formule : « Pour dire la vérité, c’est vrai et ce n’est pas vrai »[26].
[1] Lacan J.,
Le Séminaire, livre VI,
Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 356.
[2] Ibid.
[3] Les citations de ce paragraphe sont toutes issues de cette même page 356 du Séminaire VI.
[4] Cf. Shakespeare W.,
Troïlus and Cressida, Paris, Aubier, collection bilingue, 1969, Acte III, scène 2.
[5] Shakespeare W.,
op. cit., Acte I, scène 1.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXV « Le moment de conclure », séance du 15 novembre 1977 (inédit).
[7] Miller J.-A., interview à
Psychologies Magazine, octobre 2008, n°278.
[8] Shakespeare W.,
op. cit., Acte I, scène 1.
[9] Freud S. : « Psychologie collective et analyse du moi »,
Essais de psychanalyse, Paris, PB Payot, 1977, p. 173.
[10] Shakespeare W.,
op. cit., Acte I, scène 2.
[11] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel »,
Maladies d’amour, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Le champ freudien, n° 40, p. 24.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », séance du 12 février 1974 (inédit).
[13] Shakespeare W.,
op. cit., Acte III, scène 2.
[14] Ibid., Acte IV, scène 4.
[15] Ibid.
[16] Ibid., Acte V, scène 4.
[17] Ibid., Acte V, scène 2.
[18] Ibid., Acte III, scène 2.
[19] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel »,
op. cit., p. 25.
[20] Shakespeare W.,
op. cit., Acte IV, scène 5 : « Sweet love is food for fortune’s tooth. »
[21] Lacan J.,
Le Séminaire, livre XX,
Encore, Paris, Seuil, p. 85 : « L’amour […], s’adresse au semblant ».
[22] Shakespeare W.,
op. cit., Acte III, scène 1.
[23] Ibid., Acte V, scène 2.
[24] Ibid., Acte V, scène 5.
[25] Ibid., Acte I scène 3.
[26] « To say the truth, true and not true. », Shakespeare W.,
op. cit., Acte I, scène 2.
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