Être mère toxique ?
Dans le portait en forme de question qu’il a choisi, Camilo Ramirez met à jour les leviers de la « diabolisation psychologisante de l’être mère ». En nous rappelant qu’il est plus facile de diaboliser la mère que d’entendre la femme qui est derrière, ce texte touche à un idéal particulièrement sensible.
J’ai été frappé d’innombrables fois, au cours de ma pratique clinique institutionnelle, par la façon dont certaines mères se trouvent stigmatisées par des adjectifs implacables lors des échanges au sein des équipes psy. De la mère folle à la perverse, en passant par la capricieuse et la dévoratrice, toute une gamme sémantique se déplie pour désigner cette zone inquiétante chez les mères, venant éveiller chez ceux qui les écoutent ces passions de l’âme les moins nobles que certains courants analytiques qualifient de contre-transférentielles. Parmi ces nominations, il y a en une qui trône, sans doute par sa capacité de véhiculer cet insupportable rencontré dans la pratique : la mère toxique. Naïf celui qui oserait contester l’existence des figures maternelles terribles, coriaces, inflexibles, ravageantes, sans limites. Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de soulever une question à propos de la façon dont cette zone inquiétante de la maternité reste incomprise et se trouve, à défaut d’une orientation, malmenée dans la clinique.
Une sorcière analytique
Bien que le signifiant « toxique » ne soit pas l’apanage des psys, employé à tire larigot par les intervenants les plus variés, son origine n’est sans doute pas indépendante du sort réservé aux mères dans certains recoins de l’histoire du mouvement analytique. La mère toxique est un dérivé de la vulgarisation de la dichotomie bonne/mauvaise mère. Il s’agit d’un terme qui émerge après une longue chaine de signifiants venant désigner la mère intrusive, fusionnelle, n’en faisant qu’à sa tête, pouvant dire une chose et son contraire, et tenir avec certitude des propos les plus insensés sur son enfant. C’est aussi la mère toute-puissante, la mère voulant exercer son emprise, au-delà de l’enfant, sur ses interlocuteurs et l’institution tout entière. C’est la mère à qui l’on attribue une volonté de tenir le gouvernail coûte que coûte et qui fait disjoncter tous ceux qui ont à faire à elle. Celle qui n’écoute rien ni personne, laissant ceux qu’elle trouve sur son chemin dans une intolérable impuissance.
Ce qui m’intéresse est de montrer combien se situer dans cette perspective nous conduit inéluctablement à une diabolisation psychologisante de l’être mère. La rencontre avec ces figures de la mère, faute de repères permettant de saisir qui parle et d’où ça s’énonce quand elle se prononce sur sa progéniture, provoque une angoisse qui, à défaut d’être élucidée, devient hostilité, rejet. Cela aboutit à une impasse dans laquelle les équipes s’épuisent voulant lever des digues pour résister à ce raz-de-marée qu’est une mère lorsqu’elle est assimilée à une pure incarnation du mal : celle qui résiste à la séparation, à l’avancée de la cure, aux progrès subjectifs de son enfant, inondant chacun de ses mauvais objets. Il me semble que c’est notamment dans la clinique des psychoses et du passage à l’acte que nous rencontrons cet os, soit un réel inamovible chez la mère pouvant montrer les visages les plus variés, mais suscitant toujours un impossible à supporter.
Avec ou contre
J’ai eu l’occasion de constater la pertinence des nombreux outils propres à l’orientation lacanienne permettant de faire un pas de côté par rapport à cette impasse. Certes, il y a aussi chez Lacan une redoutable galerie maternelle allant du crocodile à Médée via la mère qui refuse tout assujettissement à la loi. Il importe de bien contextualiser ces références importantes pour ne pas les mettre au service de la stigmatisation de l’être mère. Les avancées de Lacan les plus précieuses pour la pratique se situent au-delà de l’Œdipe autour du dédoublement mère/femme. Mon idée est que certains courants analytiques s’égarent en la diabolisant, faute de pouvoir entendre la femme derrière la mère qui parle. La rencontre avec l’opacité de la jouissance féminine chez une mère, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus déboussolant, éveille un point d’angoisse venant ouvrir l’imaginaire fantasmatique de l’interlocuteur et de façon plus large celui de l’institution. Ainsi, les adjectifs les plus péjoratifs venant désigner l’être de la mère nomment de façon morale et surmoïque le dark continent en lui attribuant une volonté et une mauvaise foi des plus sombres.
Par exemple, lorsqu’une mère tient des propos qui nous semblent fous, il peut s’avérer précieux de faire la part entre folie féminine et effets de la forclusion : la part entre des propos d’une mère se disant prête-à-tout, venant faire résonner l’océan de l’illimité féminin, et ceux d’une autre venant indiquer la certitude délirante avec laquelle elle parle, imperturbable, de cet objet non séparé qu’est son enfant. Prendre acte de ces distinctions n’est pas sans conséquences : cela permet de s’orienter plutôt que de juger, dénoncer, accabler l’être d’une mère. Nombreuses sont les vignettes qui permettraient d’illustrer combien il est mille fois plus riche, plus productif, de travailler avec ces dimensions propres à l’être mère plutôt que contre.
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