La mort est irreprésentable. Comment réaliser celle de Jacques Borie ? Qu’il ne soit plus là pour partager tant de choses, comme on le faisait depuis si longtemps ? Que faire de cette irréversibilité qui soudain s’impose ? Il aurait dû être ici pour notre Antenne clinique ce 9 novembre 2020. Une séance annulée pour cause de COVID-19 et voilà que maintenant Jacques n’est plus. La mort est toujours un rendez-vous manqué.
Novembre, c’était aussi l’occasion de se retrouver autour d’un rizotto ou de tagliolini aux truffes blanches, pour poursuivre nos discussions entamées en Italie. D’où le choix du texte : « Une orgie d’églises en Italie » [1]. Une orgie d’églises, c’est un titre intrigant, emprunté à une citation Lacan où il fait état de son « baroquisme » [2], comme d’un qualificatif dont il accepte d’être affublé.
D’où, ici, le souvenir de notre visite commune à l’église Santa Felicita, à proximité du Ponte Vecchio à Florence, devant le tableau stupéfiant de Pontormo, La Déposition de Croix. Puis ce sera Carmignano voir un autre tableau majeur de Pontormo, La Visitation. Jacques a écrit sur La Déposition de Croix et moi sur La Visitation [3]. Ce souvenir comme un clin d’œil par-delà ce qu’on aurait voulu encore pouvoir se dire.
Devant cette Déposition de Croix, Jacques Borie insiste très justement sur ce qui apparaît d’emblée comme une vacillation. De quoi s’agit-il ? On croit reconnaître une descente de croix mais il n’y a pas de croix ; une mise au tombeau mais il n’y a pas de tombeau ; c’est une Pietà mais le Christ ne repose pas dans les bras de sa mère ; il n’y a pas non plus de paysage en arrière-fond ; les couleurs, entre les roses et les verts clair, sont comme des habits transparents à même la peau, sur des corps distendus, aux formes inédites, des déformations voulues par le peintre, propres au maniérisme.
Pontormo est né en 1494. Orphelin à dix ans, il est envoyé à Florence où il entre dans l’atelier d’Andrea del Sarto, puis dans celui de Léonard de Vinci. À la Certosa pour échapper à la peste qui ravage Florence de 1523 à 1525. C’est ensuite qu’il se met au travail de La Déposition de Croix à Santa Felicita, dans la lignée directe de son positionnement maniériste, où se joue sa liberté, inédite, surprenante, colorée.
Jacques Borie rappelle dans son texte que Lacan a évoqué un lien entre son propre style et la fonction irremplaçable du maniérisme [4]. Pontormo avec Lacan, à propos de l’objet regard, irreprésentable, dont l’effet traverse le tableau, comme Kant avec Sade [5], autour de la présence absente d’un objet dont l’effet s’articule au corps, qu’il affecte directement. Comme le conclut Jacques Borie : « c’est cet effet qui a fait courir Freud puis Lacan et chacun de nous à l’occasion dans ces églises d’Italie où nous trouvons une satisfaction assumée de corps jouissants. Un plaisir que Lacan l’appellera ‘‘la régulation de l’âme par la scopie corporelle’’ [6] » [7].
La Déposition de Pontormo, dit Jacques Borie, interpelle le spectateur, et met en jeu le surgissement du regard, comme objet inassimilable aux cordonnées de l’espace. L’objet regard précipite le déséquilibre des personnages pris dans une chute, en suspend dans l’air : la subversion d’un tableau, qui surgit sans profondeur, sans décor, aux couleurs et aux formes peu naturelles dont le centre est un trou autour duquel tout s’anime dans un tourbillon. Un tourbillon dont je dirais qu’il est comme une origine qui se prend dans le devenir, « dans le tourbillon de ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin » [8] – un devenir encore incertain, en même temps qu’assuré, entre la mort et la résurrection.
L’autre souvenir : un film, La Ricotta, dans lequel Pasolini fait de La Déposition de Croix de Pontormo un tableau vivant – un moyen métrage pour lequel Pasolini fut condamné pour blasphème.
Sur fond de Passion du Christ, Pasolini met en jeu une autre passion, celle de Stracci, qui doit jouer le rôle du bon briguant sur sa croix. Stracci qui se prive de son panier repas pour le donner à sa famille, qui se fait ensuite voler sa nourriture par un chien, qu’il finira néanmoins par caresser tendrement. Comme l’écrit Pasolini, « Le Saint, c’est Stracci » [9]. Suite à une série d’échanges et de péripéties, Stracci se retrouve finalement affamé jusqu’à atteindre un énorme plat de ricotta, dont il se gave juste avant le tournage. Pris d’indigestion, il meurt sur la croix, devant la caméra. Telle est sa passion !
En contrepoint de l’objet regard insaisissable au centre du tableau de Pontormo, Pasolini met en jeu dans Ricotta un autre objet inatteignable. La ricotta qui disparaît, Stracci la cherche, avide, jusqu’à en mourir : un excès qui dépasse le manque. Un excès qui se révèle en déséquilibre par rapport à un manque qui se situe au-delà de l’objet, un manque qu’aucun objet ne peut satisfaire : Stracci, affamé, envers de l’anorexique, rencontre aussi ce point où se révèle qu’« aucune nourriture ne satisfera jamais la pulsion orale, si ce n’est à contourner l’objet éternellement manquant » [10].
Des passions nouent ensemble corps, religion, politique, poésie et cinéma, jusqu’à cet extraordinaire entretien du réalisateur du film, interprété par Orson Welles, qui vient troubler par son altérité le réalisateur effectif du film qu’est Pasolini, qui lui fait jouer son rôle dans son propre film, tout en lui faisant prononcer des vers tirés du même recueil Poésie en forme de rose, créant un effet de mise en abyme sidérant :
« Je suis une force du Passé. Mon amour ne réside que dans la tradition.
Je viens des ruines, des églises,
des retables, des villages
abandonnés dans les Apennins ou les Préalpes,
où ont vécu mes frères.
[…] monstrueux, celui qui est né
des entrailles d’une morte.
Et moi, fœtus adulte, je rôde
plus moderne que tout moderne
pour trouver des frères qui ne sont plus »[11].
La Ricotta, c’est une autre version de la Passion, une autre Déposition de Croix : on partageait avec Jacques Borie une passion énigmatique pour ce film, où tout se croise, la vie et la mort, l’origine et le destin, la peinture, la poésie et le cinéma. Et la psychanalyse aussi bien qui, comme l’aimait le dire Jacques Borie, est d’abord une pratique, une praxis qui apparaissait si bien dans son style de transmission clinique : pas seulement des significations à donner mais des choses à faire, pour aller au-delà de ce dont chacun pâtit.
[1] Borie J., « Une orgie d’églises en Italie », La Cause du Désir, L’Objet regard, hors-série spécial 46es journées de l’ECF, novembre 2017, p. 9-32.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 102.
[3] Ansermet F., « Visitation de Pontormo », Lettre Mensuelle, n°241, 2005, p. 32-33.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 30.
[5] Cf. Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 765-790.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 105.
[7] Cf. Borie J., « Une orgie d’églises en Italie », op. cit., p. 9-32.
[8] Benjamin W., Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2009, p. 56.
[9] Pasolini P. P., Poésie en forme de rose, Paris, Rivages, 2015, p. 187.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 164.
[11] Pasolini P. P., Poésie en forme de rose, op. cit., p. 75-77.