Le dernier essai de Clotilde Leguil, L’Ère du toxique [1], veut « interpréter, tenter d[e] […] déchiffrer les coordonnées secrètes » [2] du mot « toxique », dont elle nous invite à voir la nouveauté dans notre champ, comme signifiant, et dans ses rapports avec les autres concepts de la doxa analytique lacanienne qu’elle remet sur le métier.
L’auteure situe d’emblée ce travail dans les suites de son ouvrage Céder n’est pas consentir [3] et dès les premières lignes de L’Ère du toxique, elle nomme un quatrième degré du « se laisser faire », cet en-deçà du consentement. Rappelons-nous ces trois degrés : « consentir à se dessaisir de soi » [4], « s’inquiéter du désir de l’Autre » [5] et « céder à l’effroi » [6]. C. Leguil y ajoute donc un quatrième, « plus primordial, un degré à la racine du rapport à l’autre, un degré où le sujet se laisse intoxiquer sans saisir ce qui lui arrive » [7], le toxique donc « comme nouveau lieu du rapport à l’autre et […] nouveau sujet » [8]. Les accointances entre le toxique et le consentement dans sa forme d’un dire oui à l’autre et à l’autre en soi-même, apparaissent dès lors à élucider.
C. Leguil, d’abord sceptique quant à ce mot, le met en avant dans sa forme de substantif: le toxique, et le décline dans sa forme d’adjectif : relation à l’autre toxique par exemple. Elle précise ce point crucial : « Plutôt que d’user de ce terme pour en faire le cœur d’une nouvelle psychologie […], je propose de lui donner une tout autre portée. Le toxique est métaphore » [9] . Il s’agit donc pour l’auteure, de présenter le toxique comme une métaphore, une métaphore signifiante, un symptôme. Symptôme du parlêtre dont elle fait entendre les résonances avec le poison inoculé par l’Autre et qu’on laisse nous pénétrer. Le toxique dessine « en lui-même un nouveau foyer de sens, un nouveau régime du malaise, une nouvelle angoisse, un nouveau danger » [10]. C’est par ce biais du nouveau que l’on peut suivre pas à pas la lecture de cet essai.
Nouveau malaise dans la civilisation ! Freud, au début du XXe siècle, écrit : « Les hommes sont arrivés à un tel degré de maîtrise des forces de la nature, qu’avec l’aide de celles-ci, il leur est facile de s’exterminer jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse » [11].
C’est de là que l’on peut partir et C. Leguil questionne le toxique à l’aune des concepts de réel, de jouissance, de pulsion de mort, de trauma indiquant cependant comme un pas supplémentaire franchi par l’homme. « Le nouveau champ du toxique en serait[-il] comme le symptôme » [12] du malaise contemporain ?
Peut-on donc dire que le toxique est le nouveau nom de la jouissance au XXIe siècle ? – condensant en son sein à la fois la rencontre traumatique, celle qui effracte le consentement, l’impossible à supporter le réel de la castration dans un monde hypertechnicisé, et la pulsion de mort propre au parlêtre mais qui trouve encore moins de point d’arrêt ?
Le point qui m’a particulièrement intéressée est la réflexion quant au surmoi car C. Leguil en redessine les contours. Elle s’attache à reprendre Kant avec Sade. Le retour à la morale kantienne est palpitant car le « nouveau malaise dans la civilisation que dit le toxique appelle une actualisation de l’éthique » [13]. Le bien et le mal donc. Lacan, dans « Kant avec Sade », montre que « la froideur de la morale kantienne incarnée par cette exigence de faire fi de tout élément sentimental, dans l’action morale, fait surgir une pointe de cruauté » [14]. Le devoir, l’exigence de faire au nom du bien, sur fond de douleur, sans affect propre, peut mener au pire.
Ce pire se loge au plus intime de l’être parlant. « C’est depuis [le lieu du surmoi] […] que la psychanalyse peut nous aider à trouver un chemin pour nous extraire des brumes du toxique » [15], brumes par rapport à une définition du toxique. Car si le surmoi est bien le lieu des exigences morales et du devoir, celles-ci, poussées à l’extrême, sont propres à expliquer ce pousse-à-jouir mortifère : « Profondément injuste, le surmoi est d’autant plus avide d’obéissance, que le sujet est soucieux de bien faire. » [16] La possibilité de jouissance passe à un droit à jouir et même à une exigence à jouir.
Cet essai répond à la question d’un « antidote » au toxique, par la parole dans le dispositif analytique. C. Leguil rappelle la naissance de la psychanalyse au moment furtif, devenu crucial, où Freud qui écoute son rêve, celui de l’injection faite à Irma, découvre le désir inconscient. Le désir comme antidote au toxique, tout un programme !
Emmanuelle Chaminand Edelstein
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[1] Leguil C., L’Ère du toxique, Paris, PUF, 2023.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Leguil C., Céder n’est pas consentir. Une approche clinique et politique du consentement, Paris, PUF, 2021.
[4] Cf. ibid., p. 66-69.
[5] Cf. ibid., p. 69-77.
[6] Cf. ibid., p. 77-86.
[7] Leguil C., L’Ère du toxique, op. cit., p. 9.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 15.
[10] Ibid.
[11] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 173.
[12] Leguil C., L’Ère du toxique, op. cit., p. 22.
[13] Ibid., p. 93.
[14] Ibid., p. 100.
[15] Ibid., p. 94.
[16] Ibid., p. 95.