Les travaux préparatoires à cette journée, ainsi que ceux que nous avons entendus ce matin, ont bien mis en valeur qu’il y avait pour nous réseau et réseau *. Nous distinguons et privilégions « le réseau de fait », comme s’exprime Alfredo Zenoni, c’est-à-dire le réseau que le sujet se constitue, le réseau dont il est à l’origine, un réseau qui s’est édifié sur la base d’un transfert soutenu par un désir qui ne soit pas anonyme – le transfert, la seule institution qui compte à nos yeux, rappelait Caroline Leduc ce matin. Et puis il y a le réseau de soins qui s’impose au patient comme au praticien et dont la volonté est parfaitement anonyme, insituable, noyé dans une bureaucratie sanitaire acéphale.
Penchons-nous un instant sur ce nouveau dispositif qui tisse sa toile depuis l’instauration des plans de santé mentale dans toute l’Europe amorcée par la conférence inaugurale de l’OMS à Helsinki en 2005.
Bien qu’acéphale, il apparaîtra rapidement que cette bureaucratie se pose comme autoritaire. Enrobé dans un discours faussement rassurant, elle dicte ses dogmes et passe en force afin d’imposer son modèle. Ce modèle s’avère purement motivé par des ambitions gestionnaires qui réduisent le soin à l’organisation des flux, au tri des usagers et à l’indication de traitement. Dans ce modèle managérial l’usager est d’abord une « force de travail à rétablir » ou à recycler et surtout à remettre sur le marché à brève échéance. Les maîtres mots sont « traitement orienté solution, auto-assistance accompagnée, psycho-éducation, promotion de l’autonomie ». L’objectif est de réduire au maximum les lieux d’accueil résidentiel – délocalisation requise pour alléger une charge sociale excessive dans une société de plus en plus illibérale mais aussi plus subtilement parce que ce mouvement épouse la dynamique d’individuation du monde contemporain. Guillaume Leblanc le dit très bien lorsqu’il souligne que l’humain dans ce nouveau modèle est « assigné à résidence dans son corps et dans sa tête »i. Les lieux d’accueils résidentiels constituent pourtant un refuge nécessaire pour ceux qui ne peuvent se tenir que sur un bord.
Comment est-on arrivé à cette assignation à résidence ? par la mise entre parenthèse progressive de l’idée même d’une vie psychique, syntagme qui n’est plus utilisé que dans nos cercles. « L’expression même de vie psychique donne [pourtant] à la biologie de la vie une épaisseur considérable »ii souligne Leblanc. L’effacement du concept de vie psychique est mis en œuvre par la promotion de l’autonomie qui n’est en fait qu’un euphémisme pour désigner une auto-discipline à une adaptation généralisée. Les moyens pour obtenir cette auto-discipline sont la réduction de la vie psychique à la cognition et au comportement. Il s’agit de rabattre le mental sur des fonctions cérébrales, « la cognition et le comportement sont les moyens de mettre au pas les désirs de la vie psychique »iii
Il ne reste plus qu’à faire circuler un patient identique à lui-même, non divisé, discipliné, dans un réseau sans avenir dans lequel même la porte « suicide-assisté » est prévue. Pour permettre une bonne gestion du réseau, une seule chose doit être évacuée du processus : ce qui permet au sujet de sortir de lui-même c’est-à-dire sa parole, sa demande articulée, ses désirs paradoxaux et tout ce qui résonne de « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »iv, autrement dit sa vie pulsionnelle conscientisée par sa qualité d’être parlant.
Nous nous tenons donc sur le bord de ce réseau sans avenir, nous refusons d’y collaborer, nous sommes prêts à faire sécession. Notre extra-territorialité pourrait nous pousser jusqu’à être hors du monde – ce n’est pas notre choix, nous nous tenons sur la brèche – on nous le reproche assez…
Quoi qu’il en soit nous sommes plongés dans ce monde du réseau des circuits de soins. Comment maintenir alors l’épaisseur respirante de la vie psychique ? Nous cherchons pour le moins à être un caillou dans la chaussure de la santé mentale et à ne pas lui emboîter le pas, à faire l’impair, le retardateur, c’est insuffisant sans doute. Jacques-Alain Miller parlait en 2017 à Turin du psychanalyste-hérétique, autrement dit celui qui fait des choix, choix forcé sans doute mais pour vaincre un pur déterminisme. Disons que nous tenons une position de prudence engagée car nous voyons combien la toile du réseau de santé mentale se confond toujours plus avec celle du contrôle sanitaire. Nous sommes noyé dans ce que Foucault nommait « biopolitique », qui asservit les corps à coups de renforcement opérant, opération dont le psychologue se fait le bras armé. Lacan observait dès 1966, dans « la Science et la vérité », que la glissade des psychologues sur ce toboggan qui relie le Panthéon à la Préfecture de Police annonce son échec. Il reprenait là un bon mot de Canguilhem auquel Lacan ajoute que la psychologie a trouvé dans cette glissade « les moyens de se survivre dans les offices qu’elle offre à la technocratie. »v Entendez ce que ça veut dire aujourd’hui : en Belgique depuis que les psychologues sont devenus des agents de santé en 2015, ils sont devenus, non plus de fait, mais de droit, des agents de l’ordre public. C’est pourquoi nous nous sommes battus pour que la psychanalyse ne rejoigne à aucun titre le rang des psychothérapies d’état. Jacques-Alain Miller tranche cette question on ne peut plus clairement : « Nous pouvons donc prendre sur ce point une position univoque sur le rapport de la psychanalyse et de la santé mentale. Le psychanalyste comme tel n’est pas un travailleur de la santé mentale. Peut-être est-ce là le secret de la psychanalyse – malgré tout ce que l’on peut penser et dire pour justifier ce rôle en termes d’utilité sociale »vi Fin de citation. C’est parce qu’il ne donne ni ne promet la santé mentale que le psychanalyste ou l’analysant civilisé ne peuvent exercer leur pratique qu’en porte à faux du réseau de santé mentale, d’une part en le combattant du dehors par une pratique sérieuse de la psychanalyse qui commence par ne pas cesser de s’analyser et qui se poursuit dans le contrôle de la pratique, d’autre part en se faisant cailloux dans la chaussure, à être un résistant au-dedans afin de maintenir l’épaisseur d’une vie psychique respirante. Je cite encore Leblanc : « La vie psychique est en souffrance quand elle ne parvient pas à se déployer, à s’animer. Le sens de l’analyse est une certaine réappropriation du pouvoir créateur de la vie psychique. »vii
Miller a pu faire valoir l’utilité sociale de l’écoute dans un article fameux paru dans le Journal le Monde du 30 octobre 2003. Ce n’est pas pour autant qu’il considère l’écoute comme le fin mot de la psychanalyse – loin s’en faut. S’en est le premier terme, l’écoute attentive et bienveillante de la parole d’un qui souffre. Si l’on s’oriente de la psychanalyse c’est que l’on s’abstient de répondre trop vite, on retient son geste, sa parole, son acte. On le retient dans une prudence active – car acte il y a. Ce qu’on ne pratique pas c’est le « traitement orienté solution » car la solution est ce qui vient résoudre un problème alors que pour nous l’être parlant n’est pas « un problème » mais il est une question, une question d’abord pour lui-même – le bavardage doit prendre la tournure de la question, notait Patricia Bosquin-Caroz – je cite Lacan dans sa Question Préliminaire : « Car c’est une vérité d’expérience pour l’analyse qu’il se pose pour le sujet la question de son existence […] concernant son sexe et sa contingence dans l’être, à savoir qu’il est homme ou femme d’une part, d’autre part qu’il pourrait n’être pas »viii. S’il s’agit de permettre au sujet de poser la question de ce qu’il est pour lui-même c’est pour qu’émerge ce qu’il est comme tel, dans son essence de sujet, à savoir une réponse du réel. C’est là où je retrouve le thème de cette séquence, d’une clinique sur le bord. Car il se trouve des sujets qui ne peuvent si aisément répondre d’eux-mêmes. C’est par ce biais que je propose de prendre le bord du réseau. Je prends le fil que tisse Miller dans « Santé mentale et ordre public » : « La psychanalyse est un traitement qui s’adresse au sujet de plein droit » autrement dit un sujet qui peut répondre de ce qu’il fait ou de ce qu’il dit mais qui en même temps peut s’apercevoir que lorsqu’il ne peut en répondre, c’est qu’il y a un souci et c’est ce qui l’amène à consulter. Il y a tout un empan dont il s’agit de prendre la mesure quant à la distance qu’un sujet peut prendre ou pas avec ce qu’il dit ou fait. Sur le bord du réseau on rencontre des sujets qui ne peuvent si aisément juger de ce qu’ils disent ou font – ils sont emportés dans leur propre mouvement et se confondent avec eux-mêmes. C’est ce que Lacan exprime en disant qu’ils ont l’objet dans la poche. Pas de distance entre l’être et la parole. Ce qui pousse ces sujets à court-circuiter la jouissance ordonnée par la castration. Ils ne peuvent se maintenir que dans l’inséparation d’une jouissance sans frein, addictive, dans laquelle se célèbre les noces de la vie vide avec l’objet indescriptible. L’intolérable de l’inséparation peut mener à des tentatives d’extraire cette jouissance mauvaise par la chirurgie ou l’automutilation. Il y a une affinité mortelle entre l’inséparation et la négation de toute division subjective dans le réseau sans transfert.
Le sujet comme réponse du réel participe par essence d’un « se faire jeter ». L’être parlant risque donc sans cesse de se pousser par-dessus bord, de se faire rebut – comme le notait Caroline Leduc, il faut en savoir un bout sur son statut de rebut à soi pour faire notre travail. C’est à cette dimension de rebut que s’est intéressé Freud. C’est par cette voie qu’il a découvert l’inconscient, sous la forme précisément « de ces déchets de la vie psychique, de ces déchets du mental que sont le rêve, le lapsus, l’acte manqué et, au-delà, le symptôme »ix. C’est la voie de la psychanalyse, que retrace pour nous Jacques-Alain Miller, de prendre ces déchets de la vie psychique au sérieux et d’y trouver son salut, un salut par les déchets, autrement dit un salut qui est l’envers du salut par les idéaux. Le salut par les idéaux serait l’opération par laquelle nous chercherions à faire reconnaître par l’Etat les bienfaits de la psychanalyse. Se serait s’inscrire dans le réseau et y croire, le prendre au sérieux, refuser d’en faire un semblant et s’appuyer sur les identifications proposées par le maître. Par cette voie on opère un forçage qui ramène les sujets désinsérés, sur le bord du réseau à la table du banquet pour tous, chacun dans sa catégorie de symptômes, désubjectivés et conformes.
La pragmatique psychanalytique de la désinsertion prend en compte l’abus qui consiste à vouloir le bien de l’autre. Monique Kusnierek a mis en valeur pour nous au moment de sa passe le dire de Lacan que la psychanalyse décharite. Il s’agit de redonner au sujet les clés de son symptôme, c’est-à-dire de sa jouissance, autant que faire se peut. Une première version est de faire de la cure une paranoïa dirigée c’est-à-dire mobiliser le moi pour éviter que le sujet ne se fasse rebut de la volonté de jouissance de l’Autre.
Mais les sujets sur le bord sont précisément ceux qui sont incapable de paranoïa par défaut d’un discours arrimé, et de ce fait ils ne se trouvent pas pris dans le lien social. Ils flottent comme dit Lacan entre deux discours, voire se trouve hors discours. Avec ces sujets on cherche, relève Miller dans ce texte, à accomplir une identification « qui permette au sujet de trouver sa place dans l’une des multiples routines dont est faite l’organisation sociale et qui ont pour propriété de stabiliser le rapport du signifiant et du signifié, le rapport du sujet aux grandes significations humaines »x.
Mais ici encore, si l’on croit trop à la santé mentale, au réseau et à ses indicateurs, si l’on prend le réseau au sérieux, là où on pourrait en faire un usage de semblant, on risque alors d’épingler brutalement le sujet dans une classe de symptômes en l’inscrivant sous un signifiant maître. Ce serait produire une identification strictement signifiante. Il s’agit au contraire précise Miller de produire une identification de jouissance au lieu de l’Autre – ce qui signifie de produire un tenant lieu de fantasme. C’est beaucoup plus coton puisqu’il faut alors obtenir un certain consentement à ce que soit prélevé une parcelle de jouissance dont on puisse faire un objet de narration comme équivalent au scénario du fantasme.
Ce que nous proposons est ainsi l’envers de la biopolitique, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Éric Laurent, l’envers de l’enfermement dans le formatage de la biopolitique. Si la biopolitique est ce qui asservit le corps, celui-ci échappe sans cesse aux identifications prêtes-à-porter. « La jouissance le déborde, le surprend, le traumatise ». La psychanalyse, je cite Laurent, accueille ce corps en tant qu’il parle de ce trauma »xi.
C’est parce qu’elle se préoccupe de l’être qui parle avec son corps que la psychanalyse pourra répondre aux impasses criantes du lien social pris en étau dans un réseau réduit à l’abscisse et l’ordonnée d’un tableau excel.
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* Texte issu de la journée organisée par l’ACF-Belgique en collaboration avec la FIPA sous le titre « Le réseau et l’exception », le samedi 19 janvier 2019.
i Le Blanc Guillaume, « L’inévaluable – Actualité de Canguilhem », Politique Psy, La Cause freudienne N°57, p. 116.
ii Ibid p. 119
iii Ibid.p. 118
iv Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, p. 17.
v Lacan J., « La science et la vérité », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 859.
vi Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental, n°3, Janvier 1997, p. 18.
vii Le Blanc Guillaume, op. cit. p. 122
viii Lacan Jacques, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 549.
ix Miller J.-A., « Le salut pas les déchets », Mental 24, avril 2010, p. 9.
x Ibid.
xi Laurent E., L’envers de la biopolitique, Paris, Navarin, le Champ freudien, 2016.