« Continuer à désirer et non pas satisfaire le désir » est la leçon à tirer du film « Sur la route de Madison », réalisé par Clint Eastwood. Dans son commentaire du film, Solenne Albert cerne la question du désir féminin, qui n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Les quatre jours sur la route de Madison marqueront à jamais la vie d’une femme, grâce à une rencontre fulgurante qui lui ouvre un espace inédit et inexploré. Le couple de Francesca et Robert n’a qu’une durée de quatre jours, il n’a ni passé, ni futur, et pourtant, nous montre S. Albert, il ne laissera rien d’inchangé dans le temps subjectif des partenaires.
Une rencontre amoureuse
Réalisé par Clint Eastwood en 1995, Sur la route de Madison est un drame romantique qui a connu à sa sortie en salles un vif succès. Pourquoi ce film a-t-il si vivement touché le public ?
Le personnage principal, Francesca Johnson, est une mère et épouse modèle. Jeune femme d’origine Italienne, aventurière et aimant les voyages, elle a choisi de suivre l’homme qu’elle a épousé, et de travailler avec lui sur ses terres agricoles de l’Illinois. Elle mène une vie de famille sans heurts. Au début du film, elle fait couple avec ses idéaux : la patience, l’amour, la raison. Elle s’occupe de tout : enfants, mari, dîners, etc. C’est l’épouse traditionnelle rêvée. À peine manifeste-t-elle un discret sursaut d’agacement à chaque fois que la porte d’entrée claque bruyamment lorsque les membres de sa famille l’ouvrent et la ferment sans penser à la retenir. Un petit signe d’égard pour elle manque, à ce moment-là, mais elle ne s’en plaint pas. Les indices d’un léger ennui sont présents, mais sans plus. Francesca est sérieuse, souriante, disponible pour son mari et ses deux enfants. Le cœur du film bat au moment où tous les trois partent pour quatre jours, la laissant seule et libre…
Ce sont justement ces quatre jours où Robert Kincaid, photographe, vient faire un reportage dans l’Illinois. Il est chargé de photographier les ponts couverts de Madison pour le National Geographic. Il ne retrouve pas son chemin, s’arrête devant chez elle. Elle hésite à peine une seconde… puis décide de lui proposer de lui servir de guide, sur les routes de Madison.
C’est le début de quatre journées d’une passion amoureuse et charnelle intense. Passion qui marquera chacun d’eux jusqu’à la fin de leur vie.
Qu’est ce qui fait couple, entre Francesca et Robert ?
Ce qui frappe tout d’abord, c’est que cet homme lui ouvre un certain type de rapport à la parole, inédit pour elle. Ils passent quatre jours à se parler, ils se racontent leur histoire : il est voyageur, elle est sédentaire. Il refuse de se fixer quelque part, de fonder une famille, elle est engagée. Elle reconnait chez lui, au fond, le même problème que le sien, mais sous une forme inversée. Chacun d’eux est attiré par ce qu’il n’a pas et que l’autre a : elle, la stabilité, lui une vie de voyages et d’aventures. Il devient le relais de l’abord de sa question sur son propre désir. Il met en lumière que son désir féminin n’est pas désir d’un objet, mais désir d’un désir. Et cet homme qui lui manquera pour le reste de sa vie deviendra le symbole du manque, c’est-à-dire du désir dans ce qu’il a d’impossible à satisfaire.
Ce qui fait couple, entre eux, c’est cet accord pour maintenir un certain espace vide, une ligne d’horizon qui est l’au-delà de la demande d’amour. Cette zone intermédiaire est celle que Lacan indique, dans son Séminaire VI, être celle du désir. « Entre le langage […] de la demande et celui où le sujet répond à la question de ce qu’il veut […], il y a un intervalle »[1]. C’est dans cet intervalle que se produit ce qui s’appelle le désir. « La distance que le sujet peut maintenir entre les deux lignes, c’est là qu’il respire, si je puis dire, pendant le temps qu’il a à vivre, et c’est cela que nous appelons le désir. »[2] Dans ce séminaire, Lacan redonne sa place au phallus comme signifiant du désir. Il y a une nécessité pour le sujet féminin d’avoir un rapport au signifiant du désir. Et le désir se fonde sur le manque. « Si vous ne manquez pas, vous ne désirez pas. Car toute satisfaction annule et étouffe le désir. »[3] Le refus de la satisfaction pour continuer à désirer est inhérent au parlêtre.
Le fantasme, « pierre de touche du désir »[4]
À partir de là, il y a quelque chose qui lui échappe, dans sa vie, et c’est cela qui est précieux pour elle. Elle devient un peu en infraction par rapport au modèle. Cette rencontre fait qu’elle joue sa partie, elle s’expose. Elle met son agalma sur la scène. Elle devient un peu étrangère ; Autre à elle-même.
Cette rencontre fulgurante – quatre journées – deviendra un véritable appui pour son désir. Jusqu’à la fin de sa vie, elle rêve, elle écrit, elle pense à lui. Elle s’est découvert un espace, représenté par ces grandes routes, ces larges ponts, ces longues plaines. Car le désir est d’abord un espace. Et il est question, dans ce film, de pouvoir respirer. Robert Kincaid est un symbole de cette marge qui la séparera toujours de son désir. Lorsqu’il lui parle, il fait sans cesse référence à un autre horizon : d’autres cultures, d’autres pays, etc. Il lui parle une langue qui ne lui est pas familière, une langue un peu étrangère.
C’est en maintenant l’existence de ce signifiant du manque, « l’aventurier », dans le circuit de sa vie, que les choses tiennent pour elle. Et c’est en pensant à ce point fixe qu’elle incarne dans sa vie qu’il peut, lui, continuer ses voyages.
Francesca veut que le signifiant du désir soit dans le coup. Avec cette rencontre, c’est bien une autre porte, celle du désir, qui s’ouvre pour elle.
C’est cette porte que l’on a la chance de pousser en découvrant le sens caché de ses symptômes, en analyse. C’est un horizon inatteignable. Il faut continuer de parler pour que cela continue d’exister. Car la prison, c’est d’abord celle du langage – et il est impossible d’en sortir. Chacun est donc amené à inventer un espace pour ce qui n’entre pas dans le code du langage : Witz, lapsus, rêves, fantasmes… « Ce qui est important c’est de laisser sa place à cet x du désir qui est au-delà. Si vous croyez l’avoir attrapé, c’est fini, c’est la mort du désir. L’essentiel, c’est de continuer à désirer, ce n’est pas la satisfaction du désir. »[5]
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 208.
[2] Lacan J., Ibid., p. 356.
[3] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.
[4] Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 291.
[5] Gault J.-L., Enseignement de la section clinique de Nantes 2014-2015.