Le moment présent est propice à la prophétie. Ayant été arrachés à notre routine par le confinement, nous avons pris une certaine hauteur par rapport à la ligne du temps. Le passé ainsi que l’avenir s’offrent à notre lecture comme un livre ouvert. La crise étant considérée comme conséquence d’un dérèglement de la nature par la science, les bonnes résolutions fusent : plus jamais ça, etc. Pourtant, nous savons pertinemment que la frénésie de la science, que Lacan assimilait à la pulsion de mort, n’est pas prête à disparaître : « Nulle nostalgie n’arrêtera ça, nul comité d’éthique » [1]. Dorénavant, le logiciel de visioconférence Zoom fera partie de notre vie. Il y est déjà intriqué.
Remarquable paradoxe : c’est par la voix de la science que s’entendent aujourd’hui les prédictions les plus alarmantes. Ainsi, une nouvelle étude de l’université d’Hawaï annonce qu’en « l’absence de réduction drastique des émissions de CO2, jusqu’à 75% des habitants de la planète pourrait être victime de vagues de chaleur meurtrières à l’horizon 2100 » [2]. Ou encore : selon les scientifiques du Doomsday Clock – l’horloge conceptuelle mise à jour régulièrement par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago –, en 2020 il est déjà 23 heures 58 minutes 20 secondes – minuit représentant, sur cette horloge métaphorique, la fin du monde. Il nous reste donc cent secondes avant l’Apocalypse, et ceci à cause des menaces nucléaires et des changements climatiques [3].
Lacan a repéré, dès 1974, l’apparition de crises d’angoisse chez les savants notamment autour de bactéries ayant une grande force de destruction et qui pourraient s’échapper d’un laboratoire. « Ils commencent à avoir une petite idée que l’on pourrait faire des bactéries résistantes à tout, que l’on ne pourrait plus arrêter. Cela nettoierait peut-être la surface du globe de toutes choses merdeuses, en particulier humaines, qui l’habitent » [4]. Lacan ne croit pas que cette crainte soit justifiée. « L’animalité est increvable », dit-il, et il ajoute : « Quel soulagement sublime ce serait pourtant si tout d’un coup on avait affaire à un véritable fléau, un fléau sorti des mains des biologistes. Ce serait vraiment un triomphe. Cela voudrait dire que l’humanité serait vraiment arrivée à quelque chose – sa propre destruction. Ce serait vraiment là le signe de la supériorité d’un être sur tous les autres. Non seulement sa propre destruction, mais la destruction de tout le monde vivant. Ce serait vraiment le signe que l’homme est capable de quelque chose » [5].
Il y a sans doute une ironie noire dans ces propos sur le sublime de la destruction du monde, mais là n’est pas l’essentiel. Dans une conférence, qu’il a donnée quelques mois plus tôt à Milan [6], Lacan avance une idée étourdissante : ce n’est pas la mort qui angoisse l’homme, c’est la vie. Si la vie est angoissante c’est parce qu’elle implique un savoir sur la jouissance, sur l’ex-sistence. Par conséquent, la disposition suicidaire de mettre fin à sa vie serait un souhait de faire cesser l’angoisse ainsi qu’une volonté de ne plus rien en savoir.
Une fois acquise, cette aspiration à la mort comme libération de l’angoisse de vivre, on comprend que toutes les tentatives de tirer la sonnette d’alarme par rapport aux dangers liés au dépouillement progressif du monde de toutes ses ressources soient des prophéties sans aucune efficacité réelle. À un certain niveau, l’humain n’aspire qu’à ça : la fin du monde [7]. D’autre part, plus le savoir concernant ce qui menace la viabilité de la terre est élaboré et établi, plus grande encore est la passion de l’ignorance quant au danger que cela implique pour l’existence. En effet, l’ignorance n’est pas un déficit de savoir, elle est, au contraire, « une façon d’établir [un] savoir » [8] robuste afin d’écarter toute interférence de la jouissance dans les connaissances.
Et les CPCT ?
Les analysants qui y travaillent connaissent, par leur formation, l’attraction que la mort peut avoir sur chacun. Opérant à l’interface entre la psychanalyse et le monde, ils savent que si « l’on a besoin de nous » [9], c’est qu’une institution d’orientation psychanalytique insérée dans le social constitue un point d’où peut s’entendre la voix de la psychanalyse. Cette voix s’écarte du style biblique des prophéties scientifiques qui font appel à la morale et à la discipline face aux questions écologiques qui occupent avec force nos agendas. La psychanalyse ne tente pas d’angoisser ni de dire ce qu’il y a à faire. Plutôt comporte-t-elle une interprétation sous-jacente : la fin du monde, tu la veux, mais tu n’es pas obligé de la désirer.
*Gil Caroz est le président du CPCT- Paris et Bruxelles.
[1] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », entretien, Le Point, 18 août 2011, disponible sur internet.
[2] Vargas F., L’Humanité en péril, Paris, Flammarion, 2019, p. 27-28.
[3] Collectif, « Horloge de la fin du monde », Wikipédia, 9 juillet 2020, disponible sur internet.
[4] Lacan J., Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 74.
[5] Ibid., p. 75.
[6] Lacan J., « Conférence donnée au Centre culturel français, le 30 mars 1974 », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 104-147.
[7] G. Hoornaert a brillamment présenté cette thèse lors d’un séminaire en ligne organisé par la London Society de la New Lacanian School, le 21 juin 2020, inédit.
[8] Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 11.
[9] Miller J.-A., « Vers Pipol 4 », Mental, n°20, mars 2008, p. 192.