Hebdo Blog : Lors d’une émission sur France Culture[1], vous disiez que le réalisateur Georges Lucas avait été surpris par le succès rencontré par le personnage de Dark Vador ?
Clotilde Leguil : Ce point m’a intéressée car il indique que le succès de Star wars repose tout entier sur le personnage de Dark Vador qui est vraiment l’invention de la trilogie. Ce qui est intéressant, c’est que ça a surpris Georges Lucas parce que ce qui était attendu, c’était que les spectateurs, les jeunes garçons, les adolescents s’identifient à Luke Skywalker qui est le héros. Dark Vador est un personnage qu’on voit assez peu dans le premier film de Georges Lucas, Un nouvel espoir. Ce personnage masqué entre le robot et l’homme, dont on ne voit pas le visage, qui a une présence tout entière signalée par une respiration un peu angoissante, angoissée, étouffée, est avant tout une voix. Ce n’est pas un regard, c’est une voix. Georges Lucas a décidé de développer ce personnage, marginal à l’origine par rapport à Luc, Leia, Han Solo et Chewbacca, les quatre personnages au service de la République qui luttent contre les forces du mal, contre l’Empire.
Je me suis demandée pourquoi Dark Vador fascinait tant. On pourrait se dire que c’est un personnage détestable, mais ce n’est pas seulement l’Autre méchant. S’il fascine tant, c’est qu’il incarne quelque chose. Dark Vador est une figure du grand Autre. Ce n’est pas seulement le grand Autre du langage, celui du premier enseignement de Lacan. Il y a aussi, chez lui, quelque chose d’un grand Autre du séminaire VII, L’Ethique[2], c’est un peu l’être suprême en méchanceté. Le grand Autre qui s’est mis au service du mal, au service de la mort. Donc il y a quelque chose chez Dark Vador du surmoi. Dark Vador condense toutes ces versions du grand Autre et là tient le pouvoir de fascination qu’exerce le personnage.
HB : Dark Vador est un personnage très lacanien, disiez vous ?
CL : Oui, et je m’en suis aperçue en regardant les trois épisodes de la trilogie initiale. Et en complétant cela de la prélogie qui nous raconte comment Anakin Skywalker est devenu Dark Vador. Anakin devient Dark Vador en même temps qu’il devient père. Au moment où l’on voit Padmée qui accouche de Luke et de Leila, on voit Anakin qui s’est trompé dans son choix entre Palpatine, force du mal et Obi-Wan Kénobi. Les deux scènes sont montées en même temps. On voit Anakin dont le visage est brûlé par la lave, qui manque de mourir et à qui Obi-Wan Kenobi dit « Adieu […] : j’ai cru en toi, je t’aimais ». Et finalement, il y a cette scène extraordinaire, sur laquelle Karim Bordeau qui s’occupe du vecteur cinéma à l’Envers de Paris, avait attiré mon attention dans une soirée qu’on avait fait sur la voix. Cette scène où le corps brûlé d’Anakin est sauvé par Palpatine, cet empereur qui incarne l’Autre de l’Autre, l’Autre absolu. Il est sauvé, mais au prix de disparaître comme sujet. Il devient Dark Vador. Son corps est emboîté dans cette armure noire. Il devient ce commandeur dont le visage disparaît derrière ce masque, ce visage sans regard. Cela suscite de l’angoisse parce qu’on ne sait pas d’où l’on est regardé quand on est face à Dark Vador.
Et Anakin devient Dark Vador quand il devient père. Ce que nous dit Georges Lucas, et il y à là quelque chose qui évoque presque Schreber, c’est qu’Anakin rencontre quelque chose qui est impossible pour lui en tant qu’Anakin[3]. C’est seulement au prix de devenir ce maître au service de la mort qu’il peut assumer d’être père. C’est intéressant que Georges Lucas ait fait naître ce personnage en même temps qu’il répond à la question « qu’est-ce qu’être père » ? Je pense que cette trilogie, ces six films fascinent parce que c’est vraiment une saga sur le père. Et quand Lacan dit que finalement la question qui fascinait Freud était « qu’est-ce qu’un père ? », c’est aussi la question qui a fasciné Georges Lucas. Qu’est-ce qu’un père ? C’est là où il reprend quelque chose du mythe d’œdipe et de la tragédie d’Hamlet. C’est qu’il nous présente différentes figures du père, différentes réponses à cette question. Il y a Dark Vador, être suprême en méchanceté, le père qui angoisse, le père auquel il faut s’affronter comme à un être qui peut nous faire mourir, qui peut nous anéantir, du côté fils. Il y a aussi Obi-Wan Kenobi, qui est le père bienveillant, le père compagnon de route, le père qui protège. Il y a aussi Maître Yoda, là, c’est le père plutôt version maître socratique, celui que l’on peut interroger, celui à qui l’on pose des questions et qui en même temps incarne une forme de vide apaisant, de lieu vide du savoir. Et puis, il y a Palpatine, sorte de maître absolu qui apparaît la première fois dans L’Empire contre-attaque non pas sous une forme incarnée mais à travers ce que Georges Lucas nomme un hologramme. Donc, Palpatine n’est pas vraiment un être, c’est une fonction. Un peu comme l’étage supérieur du graphe. Comme si l’étage supérieur du graphe apparaissait à l’image, comme un message adressé à Dark Vador : c’est amusant comme invention. Il y a quelque chose qui renvoie à une certaine logique. Ce Palpatine, c’est l’Autre au service duquel Dark Vador s’est mis et qui incarne l’Autre absolu et donc la mort. C’est cet Autre là qui le commande.
HB : À une époque où la fonction paternelle n’offre plus guère de garantie, où l’œdipe, la castration, la promesse n’ont plus tellement de prise, n’est-ce pas étonnant de voir le succès de cette trilogie qui condense quelque chose du mythe d’œdipe et de la tragédie d’Hamlet ?
CL : Oui, ça nous interroge. C’est dire que, à mon sens, la question de « qu’est-ce qu’être père ou qu’est-ce que le rapport au père ? » continue de fasciner. Il y a là quelque chose qui a changé mais qui continue à parler aux plus jeunes. Cette problématique de l’affrontement à un Autre qui est source d’angoisse reste vivante. Donc, on pourrait dire qu’il y a quelque chose du père toxique chez Dark Vador, pour reprendre le titre que Jacques-Alain Miller avait choisi avec Gil Caroz pour une journée des sections cliniques UFORCA. La question du père sous la figure du père toxique est incarnée par Dark Vador dans la trilogie. Cette fascination pour la question de la paternité m’a interrogée. Il ne faut pas qu’on aille trop vite en besogne en pensant que cette question est périmée. L’œdipe se formule en des termes différents au XXIe siècle. C’est vrai. Quelque chose a changé. Freud l’avait déjà dit à propos de la différence entre le mythe antique et le mythe moderne. On est passé du mythe d’œdipe à la tragédie d’Hamlet. Dans L’interprétation des rêves[4], Freud nous dit que ce qui apparaît au grand jour dans le mythe d’œdipe, le fait qu’Œdipe tue son père et prenne sa mère comme femme, apparaît simplement sous forme de l’inhibition chez Hamlet. Il y a quelque chose qui s’est déplacé parce que l’époque n’est plus la même. On n’est plus dans le « il ne savait pas ». Hamlet sait que c’est son père. Dans La Guerre des étoiles, il y aurait une sorte de rencontre entre la problématique d’Oedipe et celle d’Hamlet. Je me demande même si Dark Vador ne pourrait pas être interprété comme un fantasme de Luc Skywalker. Si on lit cela ainsi, on considère que le héros, c’est Luke Skywalker et que tout ce qui est dit raconte quelque chose de sa subjectivité inconsciente à lui.
HB : Dans une scène clef de la trilogie, dans l’épisode 6, Luke Skywalker lance à Dark Vador « père, je t’en prie sauve moi ». C’est un appel au père. Pouvez-vous nous dire ce qui se joue dans cette scène selon vous ?
CL : Ce qui m’a frappée dans cette scène, c’est cet appel au secours de Luke : « père, sauve moi », au moment où Palpatine s’apprête à tuer Luke, puisqu’il refuse de rejoindre le côté obscur. J’ai trouvé que cette phrase « père, je t’en prie sauve moi » faisait écho à la phrase que Freud rapporte du rêve de l’enfant mort[5]. Là, c’est le père qui rêve que l’enfant lui reproche de ne pas l’avoir sauvé : « père ne vois-tu pas que je brûle ? ». On pourrait dire que ce que Luke dit à son père, c’est exactement cela : « Père ne vois tu pas que je brûle et ne vois-tu pas que Palpatine est en train de me foudroyer ? ». Et on peut ajouter une troisième source référentielle à cette scène, ce serait le Christ sur la croix disant : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». C’est vrai qu’il y a quelque chose dans notre civilisation qui est fondé à la fois sur cet appel au secours adressé à un père tout puissant et en même temps sur l’expérience d’avoir été abandonné. C’est ce que Heiddeger et Sartre ont appelé l’expérience du délaissement. Délaissement parce que justement cet Autre qui pourrait nous sauver de l’angoisse de notre existence ne répond pas. Ce que j’avais voulu dire dans cette émission, c’est que Georges Lucas nous offrait une version rêvée de cette question, une sorte de happy end. Dark Vador soudain devient un bon père qui répond et sauve le fils. Il y a quelque chose de presque théologique. En psychanalyse, on fait plutôt référence à un délaissement irrémédiable qu’à cette possibilité d’être sauvé par le père. L’espoir qu’un père puisse finalement nous protéger de la confrontation avec la mort, c’est un espoir dont on apprend à faire le deuil. En même temps, ce qui est beau, c’est ce moment où Dark Vador est démasqué par Luke et devient « un » père. Pouvoir enfin voir le visage de cette voix, c’est rencontrer son père comme cet homme-là et non plus le père comme cette voix anonyme et effrayante.
HB : Dans le dernier épisode de la trilogie, le meurtre du père est prégnant, et se déplace cette fois-ci à Han Solo et son fils, mais non sans lien avec Dark Vador. En quoi, selon vous ce dernier volet renouvelle-t-il la question paternelle ? «
CL : Je ne l’ai pas vu encore, mais j’ai lu le synopsis. On voit qu’on n’en n’a pas fini avec la tragédie et que finalement, la lignée des Skywalker est frappée par une malédiction tout comme la lignée des Labdacides. Ce qui s’est joué entre Obi-wan Kenobi et Anakin Skywalker, dans la prélogie, une trahison, se rejoue sous une autre forme entre Han Solo et son fils, comme si cette phrase : « un fils trahit un père » ne cessait de se répéter.
Site de l’association L’Envers de Paris : http://www.enversdeparis.org
[1] Philosopher avec Star Wars : « Je suis ton père », Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, le 24 décembre 2015, http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/philosopher-avec-star-wars-44-je-suis-ton-pere
[2] Lacan. J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1986.
[3] Cf Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1958), Écrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 531-583.
[4] Freud S., L’interprétation des rêves (trad. Meyerson), Paris, PUF, 1967.
[5] Ibid.