La fondation Serralves, musée d’art contemporain de Porto, a abrité une exposition temporaire consacrée à Philippe Parreno, sous le titre : A time coloured space (Un espace de temps colorisé). Si, de prime abord, sa production est connotée de quelque influence Warholienne faisant penser aux Silver clouds (1966), l’analogie se dissipe du fait de l’originalité artistique qui oriente la pratique singulière de ce plasticien. Ce qu’il y a à voir se situe principalement au plafond, impliquant une élévation du regard dans chacune des treize salles du musée. Pas moins de dix mille ballons ovales de plastique translucide gonflés à l’hélium sont disposés de manière à obturer la lumière artificielle. Ces ballons sont conçus comme des Speech bubbles ou bulles de paroles, stylisées comme dans les bandes dessinées avec la virgule indiquant la flèche de la zone orale d’où s’expulsent les mots. Mais les bulles sont remplies d’air, vidées de leur substance : elles ne disent rien qui articule un sens, si ce n’est le borborygme lancinant d’une résonance sonore itérative venue d’ailleurs et délocalisée. De salle en salle, elles sont toutes identiques dans leur forme mais présentent des variations de couleurs : violettes, oranges, bleues, rouges, argent, or, transparentes, comme délestées des corps absents qui les ont soufflées.
L’artiste s’est appuyé sur l’ouvrage de Gilles Deleuze paru en 1969, Différence et répétition dont l’approche philosophique se soutient d’une théorie ontologique de l’être. Selon cet auteur, l’existence n’est jamais qu’un système complexe de variations avec des hausses et des chutes d’intensité, des mouvements gradients qui scandent la temporalité. Les intervalles réguliers inclus dans le rythme d’apparition des Speech bubbles impliquent le déplacement physique du spectateur dans l’espace au fur et à mesure de son avancée dans le dispositif chronologique. Les douze salles du parcours, exception faite de la treizième qui correspond à la salle de l’auditorium, rythment les douze mois d’une année dans un halo de lumière différente à partir d’un cycle invariant qui aboutit au retour de décembre dans une éternelle ritournelle. Dans cette salle ultime, Philippe Parreno a disposé quelques sapins de Noël ordinairement décorés tandis que des rideaux opaques montent et descendent dans un battement sonore d’ouverture et de fermeture mécanique.
Dans la salle de l’auditorium, l’arrangement musical est structuré sur le modèle mathématique de la fugue qui s’organise dans le champ du contrepoint et de l’imitation. Chaussé de lunettes 3D, des signes algorithmiques mouvants dansent en noir et blanc sur un grand écran pour dessiner un cube en trois dimensions tandis que sur la scène, un piano sans pianiste, Disklavier, interprète la fugue n°24 de Dmitri Chostakovitch. Un programme informatique a remplacé la pression des doigts sur le clavier où la virtuosité s’est dématérialisée pour se substituer à l’art machiniste de la répétition.
Cet espace scénarisé corrobore le dit de Lacan selon lequel la répétition dans son caractère symptomatique n’est pas purement stéréotype mais demande qu’advienne du nouveau.
Sur les murs, de grands panneaux colorimétriques entrent en syntonie avec la couleur des Speech bubbles où les ombres et les reflets chromatiques dessinent d’autres contours sur les objets. Il n’y a rien à voir si ce n’est l’espace où rayonne une lumière diffractée.
Des sérigraphies en petit format réalisées entre 2012 et 2016, intitulées Fade to black (Fondu de noir) esquissent des nuances indistinctes qui viennent en contrepoint sublimer une certaine déflation de la forme. L’ébauche d’un trait non encore extrait de l’informel, l’émergence pénible d’une ligne semblent renvoyer ici au statut ontique de l’inconscient, au « il y a » de l’existence, soit un réel qui ne cerne aucun sens au-delà de tout sens.
Il se pourrait que le corps absent, partout épris de modernité virtuelle, soit le corps même du visiteur entré dans l’espace colorisé pour faire partie intégrante de l’œuvre d’art, sans le savoir. Les Speech bubbles indexent le dire qui s’échappe, bulles vides et silencieuses de toute écriture qui ne serre que leur volume en leur enclos. Si lumineuses soient-elles, elles sont le réceptacle de ce que chaque Un a à produire dans la répétition pour se faire entendre comme sujet malgré le malentendu de la langue. C’est la perte de l’objet-voix qui est à produire pour que ce qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.1 De ce point de vue, chaque Un devient à lui-même et sans qu’il le sache, sa plus singulière œuvre d’art du signifiant comme appareil de jouissance, en tant que cette ontologie de l’être qui prend ses racines dans le corps imaginaire, se laisse flatter par la rutilance des significations2…qu’il n’y a pas.
1 Jacques Lacan : L’étourdit, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.449.
2 Jacques-Alain Miller : L’être et l’un, Séminaire 2011.