Quel écrivain, mieux que Shakespeare, a su saisir avec autant de génie la folie comme constitutive des êtres parlants ? Son œuvre est faite de mondes de bruit et de fureur, peuplés de sorcières, de ghosts, mais aussi de magiciens, de poètes et de clowns… Les héros de ses tragédies les plus sombres – Macbeth, Othello, le Roi Lear – sont en proie à leurs passions démoniaques… Mais il y a aussi ces comédies où se dégage une pure magie poétique, comme cette nuit d’été qui ressemble à un rêve [1] ou encore cette comédie féerique dans laquelle il nous donne la clé de son œuvre : « Nous sommes de l’étoffe dont nos songes sont faits. Notre petite vie est au creux d’un sommeil » [2]…
Quant à la folie d’Hamlet, qui inspire les sept leçons inouïes de Lacan dans le Séminaire Le désir et son interprétation [3], Shakespeare va en faire la tragédie de la nuit, de la déréliction absolue quand disparaît le voile du rêve, ce « voile de Maïa » où subsistent le désir et l’amour.
Peut-on vivre sans désir ?
C’est sous ce « repérage comme tel du désir » que Lacan va aborder la tragédie d’Hamlet au-delà des coordonnées œdipiennes qui en situaient la place selon la lecture de Freud. Lacan fait de cette tragédie « un casse-tête structuré », celui de « tous les problèmes que pose le rapport du sujet au désir », et que ce désir « il a à le situer, le trouver » [4].
« Mourir, dormir ? […] C’est une dissolution ardemment désirable » [5] implore Hamlet dans le long monologue où s’exprime le désarroi et l’errance dans lesquels l’a plongé la révélation du spectre de son père. « Dormir, mourir, rêver peut-être, ah ! C’est là l’écueil » [6] s’exclame-t-il à l’acmé de son tourment, pris du vertige d’une éternité dont il lui apparaît qu’il serait impossible de se réveiller… Le nouage inextricable du sommeil et de la mort fait tourner la roue infernale de la mélancolie d’Hamlet, du côté d’une condamnation sans issue.
C’est en premier lieu sous l’angle de la dépendance au langage, de l’infinitude de la métonymie signifiante en dessous de laquelle survit le sujet, que Lacan va saisir l’intolérable douleur d’exister dont témoigne Hamlet.
L’autre abord de Lacan de ce monologue d’Hamlet, c’est qu’au niveau de l’Autre, il n’y a pas d’Autre. Le monde d’Hamlet vacille au point où le langage ne donne plus d’assise à son désir, quand le père, garant de l’ordre symbolique, est venu en ruiner les fondements. Lacan va indiquer comment le fantasme, avec le support de l’objet a, devient alors ce « lieu où la question du sujet sur son désir trouve sa réponse » [7], et il en situera deux émergences essentielles chez Hamlet [8].
« L’important est de savoir si nous pouvons pénétrer dans ce qui est la position créatrice de Shakespeare » [9] nous dit Lacan dans sa dernière leçon sur Hamlet qui se termine sur un éloge de la perversion, ouvrant à une théorie de la création dans cette dialectique du désir dans le fantasme.
Sollers se demandait si le chaos du monde était pour Shakespeare de l’ordre d’une tragédie historique ou d’une blague métaphysique et penchait pour l’ironie. « Il voit tout, entend tout, le monde est pour lui un théâtre et il peut jouer tous les rôles » [10]… tel le rêveur dans son rêve qui en occupe toutes les places… Shakespeare, à la folie !
Valentine Dechambre
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[1] Cf. Shakespeare W., Le Songe d’une nuit d’été, Paris, Gallimard Folio Théâtre, 2003.
[2] Shakespeare W., La Tempête, Paris, Gallimard Folio Théâtre, 1997, p. 297.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 327.
[5] Shakespeare W., Hamlet, Acte III, scène 1, Paris, Gallimard Folio Théâtre, 2008, p. 169.
[6] Ibid.
[7] Miller J.-A., « Une introduction à la lecture du Séminaire VI, Le désir et son interprétation », La Cause du désir, n° 86, mars 2014, p. 69, disponible à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2014-1-page-61.htm
[8] Ibid.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 418.
[10] Sollers Ph., « Un certain Shakespeare », Le Nouvel Observateur, n° 2604, 2 octobre 2014.