Melle B, la trentaine, vient au CPCT avec l’idée que la psychanalyse va gérer ses problèmes. Dans une parole précipitée, elle déballe tout, d’un bloc. Un cousin de son âge est décédé brutalement quelques mois plus tôt. Depuis, elle y pense continuellement, ne dort plus, a de fortes douleurs physiques. Elle ne peut plus travailler.
Paroles déversées plutôt qu’adressées, sur un ton de plus en plus familier, B y perd son énonciation. Le monologue se poursuit, comme un affolement sans fin. Perdue dans les années, décalée, elle parle de ses antécédents. À l’âge de 8 ans, elle découvre avec effroi que son père sera amené à mourir un jour, aperçu fondamental laissant un trou béant. Son corps connaît alors les premières douleurs. Durant son enfance, des décès surgissent. Pour parer à ces effractions de réel, une forte activité de pensée s’installe jour et nuit. Tourmentée au plus haut point, elle témoigne d’un « désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie »[1]. Adolescente, elle fait deux tentatives de suicide. Malgré un cursus scolaire laborieux, elle fait des études d’italien, langue héritée du père. Elle s’y arrime, italianise son prénom et part y vivre. Là-bas, tout s’effondre. De fortes douleurs l’envahissent. Rentrée en France en urgence, on lui diagnostique une fibromyalgie. Elle arrête ses études, s’isole et a des phases de délire. Elle rencontre P, femme plus âgée. Elles se marient. B obtient le statut de travailleur handicapé. Une précarité financière s’installe.
Embarquée dans la machinerie du signifiant, B ne peut s’arrêter et je dois me lever pour signifier la fin des séances. Pourtant, un tournant s’opère dans le traitement, lorsqu’elle se plaint de l’enchaînement sans fin de ses pensées. Pour la première fois, elle entend ce que je lui dis : que je serai vigilante à ce que l’on trouve un moyen pour border et limiter sa pensée.
Simultanément, sa grand-mère décède. Je m’empare du signifiant deuil afin de faire accueil à sa douleur morale. Je constate qu’endeuillée, B est moins embarquée par ses pensées. Le ton n’est plus le même, une conversation s’instaure. Dévastée de l’intérieur, vulnérable, elle peut dorénavant se plaindre de l’effet des paroles de l’Autre sur elle. Elle se dit facilement toute chamboulée, toute parole faisant effet de vérité pour elle.
Une plainte plus précise, concernant sa femme, se déplie alors. Elles sont trop fusionnelles, connectées, l’une prend la douleur de l’autre et inversement, elle parle aussi de télépathie… Sorte de circuit fermé de la jouissance, elle tente de s’en extraire, en retournant vivre par moments chez ses parents, lieu refuge pour elle. Je soutiens ces aller-retours, sorte de points de coupure mettant temporairement à distance l’envahissement de l’Autre. Mais celui-ci vient de toutes parts. Ancrée dans son époque, B souffre des médias, des réseaux sociaux, du contexte électoral… Ça bouillonne, toujours des phrases, des mots. Elle se coupe alors des médias.
L’alternance de phases de deuil et de phases quasi-maniaques vont jalonner le traitement. Elle qui souhaitait que la psychanalyse gère ses problèmes, s’en est remise à l’analyste. La manœuvre est compliquée. Soutenir l’importance du signifiant deuil, sorte de condensateur de jouissance, permet à B d’entrevoir l’envahissement dont elle est l’objet. À l’issue des 16 séances, elle a dans l’idée qu’il faut qu’elle s’en protège. Elle retrouve du travail : baby-sitter. Auprès d’enfants, elle se sent protégée des problématiques du monde.
[1] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 558.