Au départ cette phrase de Jacques Lacan : « Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme une scène de bataille » [1].
Cette phrase fut le point d’appui d’Yves Depelsenaire pour son livre L’envers du décor (ou l’art de la guerre toujours recommencée), invité de la Bibliothèque de l’ECF, le 26 septembre dernier, en compagnie de Gérard Wajcman.
Des canons disparus
La guerre change selon les époques, et l’époque du marché mondial indexe un type de guerre qui reste à investiguer. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Qu’en est-il de ce que la guerre, les guerres plus exactement, engagent dans des formes qui changent (les tranchées alignées des Ardennes n’existent plus), et se donnent à des usages très novateurs des instruments qu’elles emploient (les drones notamment), qu’il s’agit d’en extraire une lecture renouvelée ?
C’est comme cela qu’Yves Depelsenaire s’est investi dans ce livre-puzzle. L’auteur dira qu’il s’est étonné de constater que le titre du livre n’ait jamais été employé jusqu’alors. Ce n’est pas un hasard, le livre est incomparable parce qu’il s’origine d’un choix : aborder ce réel de la guerre en établissant une lecture orientée par la psychanalyse d’œuvres d’art désassemblées dans un corpus étendu. Le livre devient cet envers du décor au service d’interprétations qui prêtent à conversation – c’était justement le cœur même de la soirée de la Bibliothèque : converser. Redisons-le, il ne s’agit pas ici de psychanalyse appliquée. Il s’agit d’un travail d’élucidation aux conclusions sans cesse à renouveler.
La chasse
Gérard Wajcman dira non seulement que le régime de la guerre a changé, certes, mais surtout soulignera en quoi : ce n’est plus celui de la bataille, mais celui de la chasse. Chasse avec les drones, chasse avec l’œil, chasse de chacun et courses-poursuites individualisées aux effets de brouillages régulièrement ravageants. Y. Depelsenaire reprendra ce point pour souligner l’importance, selon lui majeure, dans le tableau de Manet L’exécution de Maximilien, de la guerre propre, dite plus souvent chirurgicale. On se rappelait d’ailleurs à l’occasion combien ce terme de chirurgical reste définitivement exclu du vocabulaire du colonel Tart qui ne l’aime pas du tout, lui qui fut un des premiers commandant du centre de pilotage des drones US au Nouveau-Mexique dans les années 2010. Les invités noteront à cette occasion les effets psychiques délétères pour certains pilotes de drones, de détruire depuis un bureau fermé des cibles éloignées de plusieurs milliers de kilomètres, pour prendre l’apéritif ensuite le soir en famille. Sera mentionné à ce propos le témoignage de Brandon Bryant, ce pilote de drone de 27 ans, qui avait fini par rêver en infrarouge.
Rêver. Le terme reste freudien, désormais. De Freud, nous savons cela : les fragments ont leur dignité en ceci qu’il sont à déchiffrer. À l’appui de cette astreinte qu’impose d’ailleurs l’orientation analytique du déchiffrement, Y. Depelsenaire commentera l’impressionnante création de Richter, War Cut, qui se déduit de photographies de l’attaque en Irak de 2003, qui constituent le point de départ du tableau, reprises et retravaillées par le peintre en de nombreuses étapes ultérieures, et font apparaître le caractère brulant de la guerre. Dans le livre, en prenant appui sur cette œuvre de Richter, Depelsenaire écrit ceci, dans un chapitre central du livre « Bouts de réel » : « Du réel de la guerre, ne s’attrapent jamais que des bouts. »
C’est à cette tentative éminemment analytique que le public venu à la soirée de la Bibliothèque a participé. Un rythme rare s’est fabriqué la soirée durant grâce à Yves Depelsenaire et Gérard Wajcman.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 105.