La procréation est nouée au désir. Que ce soit le désir d’enfant ou le désir de ne pas en avoir. Lorsque le désir d’enfant bute sur une impossibilité, il devient plus pressant. C’est ce qui se produit en cas de stérilité, jusqu’au désir d’avoir un enfant à tout prix. Parfois même, ce qui pourrait être possible impose sa loi, devient une obligation. Au risque qu’à vouloir un enfant à tout prix, le désir n’y soit plus.
La procréation homosexuelle entre dans ce type d’enjeu, avec cependant la particularité que les protagonistes, sauf exception, ne souffrent pas de stérilité. C’est la situation de leur choix amoureux qui les rend infertiles. C’est pour cela que ce type de demande entre dans le registre des indications sociétales à la procréation, plutôt que médicales. Qu’ils soient seuls ou en couple, les homosexuels doivent passer par des tiers pour procréer, soit sur un mode « convivial »[1] soit à travers une assistance médicale. Ces deux voies posent cependant des questions très différentes sur le statut du tiers en jeu, les procréations médicales obligeant à passer par les défilés de l’institution médicale, là où l’« assistance conviviale à la procréation »[2] est laissée aux solutions intimes.
Les procréations médicalement assistées pour les couples homosexuels passent par le don de gamètes : don d’ovule pour les homosexuels masculins, don de sperme pour les femmes homosexuelles. Ce à quoi il faut ajouter la gestation par autrui dans le cas d’une procréation masculine. Il s’agit donc actuellement exclusivement de procréations hétérologues[3], qui font appel au don de gamètes de l’autre sexe. Il est intéressant de mesurer à quel point on reste dans le champ hétéro même quand il s’agit de procréation homosexuelle, faisant retrouver dans le champ procréatif ce que Lacan dit du champ sexuel : « Ce dont il s’agit quand il s’agit de sexe, c’est de l’autre sexe, même quand on lui préfère le même »[4]. Cette insistance hétéro dans la procréation ne touche d’ailleurs pas que la conception : elle concerne aussi la gestation. La procréation n’est en effet pas qu’une affaire de gamètes et de gènes, c’est aussi une affaire de ventre à trouver : jusqu’à maintenant on ne peut se passer du ventre maternel, même si pourrait s’ouvrir la perspective d’aller vers la construction d’un utérus artificiel[5] qui reste encore aujourd’hui une fiction. Il est important de réaliser que la grossesse implique des dimensions épigénétiques, la programmation du fœtus à travers l’interaction mère-fœtus, qui est autre chose que la programmation génétique issue des gamètes. Une transmission maternelle s’ajoute à la transmission à travers les deux lignées génétiques. Ainsi, même sur le plan biologique, nous sommes bien plus que nos gènes[6] – sans compter ce qui sera mis en jeu ultérieurement avec les identifications et les transmissions psychiques, symboliques ou sociales. Bref, pour rester dans la question procréative, le passage obligé par ce ventre met en jeu de façon particulière la femme dans la procréation homosexuelle masculine, qui reste prise dans un dispositif « hétéro orienté »[7].
Au-delà de ces dispositifs hétérologues, des technologies nouvelles pourraient permettre de faire un pas majeur pour atteindre la possibilité d’une procréation autologue dans les couples homosexuels, c’est-à-dire une procréation qui utilise le matériel génétique des deux protagonistes, comme dans une procréation autologue hétérosexuelle. Dans des modèles expérimentaux, des procréations ont été réalisées à partir des gamètes mâles ou femelles[8]. Les développements actuels convergent plutôt vers le projet de partir de cellules souches somatiques, par exemple de la peau, pour créer les gamètes nécessaires à une fécondation[9]. Ces cellules souches, qui sont totipotentes et non sexuées, peuvent en effet être différenciées en spermatozoïdes ou ovocytes à travers une reprogrammation[10], un signal d’inhibition ou de stimulation qui participe à leur spécification mâle ou femelle, pour les rendre capables de réaliser une fécondation. Une des grandes difficultés à rendre concrète une telle procréation tient au problème technique majeur que pose cette reprogrammation, qui implique l’environnement cellulaire, biologique, dans lequel doit être plongée la cellule somatique, mettant en jeu les empreintes génomiques et épigénétiques nécessaires à leur transformation.Un autre problème majeur est que dans un couple d’homosexuelles, pour autant que ces transformations soient possibles, on ne pourrait faire que des gamètes XX, conduisant donc à ne procréer que des filles – à moins d’en passer par un ADN synthétique pour ajouter un Y ce qui est actuellement une pure vision ce l’esprit. On voit donc que si tout cela est fantasmatiquement imaginable, le pas vers la réalité est loin de se faire. Mais la science progresse parfois plus vite qu’on ne le pense[11] et on ne peut se dispenser de penser parallèlement aux conséquences qu’entraîneraient de telles avancées[12].
Le débat sur le mariage pour tous débouche inévitablement sur la question de la procréation, du droit de procréer des couples homosexuels. On mesure à quel point la possibilité de réaliser une procréation en conservant la lignée du couple homosexuel pourrait trouver une place majeure dans le droit à une « fertilité pour tous » au-delà du droit au mariage pour tous.[13]
Au-delà du débat sur la possibilité d’une procréation homosexuelle, ce type de perspective pose une question connexe très importante, celle d’une tendance à une médicalisation de la procréation, qui pourrait s’installer d’une façon de plus en plus banalisée, pour devenir peut-être finalement un passage obligé.
Les procréations médicalement assistées disjoignent sexualité et procréation, permettant de court-circuiter ce lien, dévoilant du même coup la place de l’enfant par rapport au sexuel, plus exactement par rapport au fait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel »pour reprendre l’énoncé de Lacan. Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est dire qu’il n’y a pas de formule, pasde mode d’emploi, pas d’harmonie naturelle, pas de complémentarité[14] non plus, mais un non-rapport auquel supplée le fantasme ou dans ce qui nous occupe ici une biotechnologie de la procréation. La technique, d’une certaine manière, occupe la place du fantasme : un fantasme qui, peut-être aujourd’hui, en vient à forcer une évolution biotechnologique en cours.
La perspective de ces transformations biotechnologiques implique aussi de revoir complètement le système juridique de la parenté. Il faudra créer de nouvelles lois ajustées à ces nouvelles pratiques technologiques. Elles pourraient en effet ne pas se voir absorbées dans des paradigmes qui n’ont pas été pensés pour cela. Il faudra créer de nouvelles fictions juridiques, comme celles proposées actuellement par Irène Théry[15] lorsqu’elle suggère de prendre les repères de la famille dans la filiation plutôt que dans le mariage : ce serait donc l’enfant qui ferait la famille plutôt que le couple initial. C’est ainsi qu’elle propose de mettre en place des déclarations anticipées d’intention de filiation, qui permettraient d’inclure avec le même statut les enfants quelle que soit leur provenance, par adoption, par don d’ovules, par don de sperme ou don de zygotes, ou toute autre technologie.
Quoi qu’il en soit, les procréations médicalement assistées homosexuelles autologues à travers des gamètes artificiellement produits, annoncent l’apparition d’un monde nouveau, dont on ne sait pas encore ce qu’il est. Les questions induites par une telle perspective peuvent laisser perplexe. Elles conduisent à ce que Lacan désigne dans LeSéminaire livre VI comme un point panique[16]. Face au point panique, qui est du côté de l’angoisse, on se raccroche au fantasme que l’on trouve sous de multiples formes au cœur des débats éthiques et politiques, voire cliniques, qui concernent l’incidence des procréations médicalement assistées, en particulier homosexuelles.
À ce propos, une question supplémentaire se pose qui conjugue aussi science et fantasme : les procréations dans le même sexe impliquant une inévitable médicalisation à travers laquelle elles peuvent amener à conjoindre de plus en plus procréation et prédiction. Intervenir directement sur les gamètes va inévitablement conduire à la tentation de mettre en place des diagnostics prédictifs, pour cadrer ce type de démarche nouvelle, soit sur la base de données pré-conceptionnelles concernant le spermatozoïde ou l’ovule, soit directement par la sélection d’un embryon au moment de l’implantation. Les démarches prédictives associées à la procréation pourraient ainsi se généraliser et même se banaliser, sur la base d’une revendication considérée comme marginale et nouvelle, à savoir la procréation homosexuelle. Les choses pourraient donc s’inverser : ce qui est marginal aujourd’hui deviendrait l’ordre établi, ce qui est banal aujourd’hui pouvant devenir marginal et même être considéré comme étant à risque[17]. Avec le développement du séquençage du génome humain, qui permet de déterminer les facteurs de risque, on pourrait en effet en venir à une exigence de plus en plus présente de l’utilisation de démarches de dépistage à des fins préventives. Le champ de la procréation pourrait s’en trouver complètement bouleversé au point que les hétérosexuels qui procréent sans assistance médicale, sans rien demander à quelque tiers que ce soit, sans passer par un dépistage génétique, pourraient être considérés comme des sujets irresponsables par rapport à la communauté. On pourrait même imaginer que l’on envienneà prendre des mesures contre le fait de vouloir procréer librement sans entreprendre aucune démarche prédictive, sans aucune assistance médicale, sans contrôle des risques introduits par la procréation. L’époque de cette « loufoquerie qu’on appelle l’amour »[18] qui fait la rencontre hasardeuse d’un ovule et d’un spermatozoïde, serait-elle en voie d’être révolue ? Telle est la question paradoxale, qui se révèle avec la médicalisation de la procréation qu’implique la procréation homosexuelle.
[1] Pour reprendre une expression de Jacques Testart in Faire des enfants demain, Paris, Seuil, 2014.
[2] Ibid.
[3] On distingue les procréations autologues réalisées à partir des gamètes du couple et les procréations hétérologues qui nécessitent des dons de gamètes.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 155.
[5] Atlan H., L’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005.
[6] Voir les travaux d’Edith Heard, en particulier sa Leçon inaugurale au Collège de France, sur l’épigénétique et la mémoire cellulaire.
[7] F. Ansermet emprunte l’expression que Marie-Hélène Brousse propose, à partir de sa lecture du Séminaire XX de J. Lacan : « les femmes homosexuelles aiment l’autre sexe, pour traquer une jouissance autre […], qu’elles sont donc “hétéro” orientées », « L’homosexualité féminine au pluriel ou Quand les hystériques se passent de leur homme de paille », Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, ouvrage collectif dirigé par S. Harrison, Paris, Éditions Michèle, 2013, p. 31.
[8]Pour les gamètes mâles, voir Kono et al., Nature, 2004 ; pour les gamètes femelles voir Deng et al., Biol Reprod, 2011 ; et voir la discussion qu’Ariane Giacobino fait de ces travaux : Giacobino A., « Gamètes artificielles : toujours plus près », Huffington Post, 19.12.2013.
[9]Smajdor and Cutas, Health Care Anal, 2013, cité par A. Giacobino dans sa revue de ces techniques, op.cit. ; voir aussi deux revues toutes récentes sur ce thème Charles A. Easley, David R. Latov, Calvin R. Simerly, Gerald Schatten, Adult somatic cells to the rescue : nuclear reprogramming and the dispensability of gonadal germ cells, Fertility and Sterility® Vol. 101, No. 1, January 2014, 14-19 ; Jingmei Hou1,Shi Yang, Hao Yang, Yang Liu, Yun Liu1, Yanan Hai1, Zheng Chen, Ying Guo1,Yuehua Gong, Wei-Qiang Gao, Zheng and Zuping He, Generation of male differentiated germ cells from various types of stem cells, Reproduction (2014) 147 R179–R188.
[10] Yamaguchi et al., Nature, 2013 ; voir aussi la discussion d’A. Giacobino, op.cit.
[11] Voir aussi à ce propos Ariane Giacobino, Huffington Post du 19.12.2013, op.cit.
[12] Voir, pour illustrer les débats éthiques induits par ces techniques, une publication récente dans une revue d’éthique médicale : César Palacios-González, John Harris, Giuseppe Testa, Multiplex parenting: IVG and the generations to come, JME, March 7, 2014. Downloaded from jme.bmj.com on August 22, 2014 – Published by group.bmj.com ; à noter une curieuse collision de signification d’une langue à l’autre : en français, « IVG » veut dire « interruption volontaire de grossesse », en anglais, on dit : « in vitro generated gametes », « gamètes générées in vitro. »
[13] « La fertilité pour tous », selon l’excellente expression proposée par A. Giacobino dans ce même article.
[14] Cette notion de « non complémentarité » (voir le texte de Stella Harrison dans Elles ont choisi. Les homosexualités féminines, op.cit., p. 39) est d’autant plus importante dans la symétrie imaginaire que pourraient impliquer les procréations autologues homosexuelles.
[15] Théry I., présidente, Leroyer A.-M., rapporteure, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport du groupe de travail « Filiation, origines, parentalité », Ministère des affaires sociales et de la santé, Ministère délégué chargé de la famille, 2014.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière et le Champ Freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 108.
[17] Voir l’anticipation de l’obligation du diagnostic génétique tel qu’on la trouve représentée au début du film de Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca, en 1997 déjà.
[18] Lacan J., « Le phénomène lacanien » (30.11.1974), Les cahiers cliniques de Nice, 1998, 1, p. 9-25.