« Ça m’agresse ». « Tout m’agresse ». On l’entend souvent. C’est un des symptômes de notre temps. Il peut renvoyer en creux à un certain fantasme obsessionnel de n’être plus agressé par rien. On rêve d’environnements dégagés, lisses et propres. Ce serait comme vivre dans une boutique Apple ou, mieux encore, dans le dernier software d’Apple. Her, le film de Spike Jonze sorti en 2013, réalise ce fantasme.
Ce monde soft est un e-réel aérien, délivré de la pesanteur, de la résistance des corps. Le recours à la troisième personne dans le titre dit la mise à distance : elle n’est pas là, Her. Du moins ne s’adresse-t-on pas à elle directement. Elle, Her, est une femme artificielle, une voix sans corps, avec laquelle le personnage principal, Theodore Twombly, entame une relation amoureuse.
Cet amour convient parfaitement au protagoniste qui, pour éviter le malaise que suscitent les corps quand ils s’approchent, les regarde de haut : depuis une montagne, depuis la baie vitrée de son appartement qui surplombe la ville ou depuis le cloud, d’où il observe les autres à travers des photos, des vidéos, des documents numérisés.
Quand Alfredo Zenoni relit le cas de l’Homme aux rats, à la suite de la présentation qu’en a faite Freud et des lectures qu’en a données Lacan, il note ceci : « Finalement, il s’avère que sur les deux versants ce sont toujours les mêmes deux fils, celui de la pulsion et celui de la défense, celui de la jouissance et celui du signifiant, qui s’entrecroisent. Les “phénomènes de la pensée”, que Freud décrira dans le détail, et la motion pulsionnelle sont étroitement mêlés. La jouissance et la mortification de la jouissance coexistent, se confrontent, s’interpénètrent1 ». Chez Theodore Twombly, la mise à distance des corps par le surplomb, les vitres, les écrans, et surtout par cette relation avec une voix artificielle détachée de tout corps, est une manière de mortifier la jouissance tout en jouissant de cette mortification.
Mais soudain, la voix dont il s’est épris cesse de répondre : elle le laisse seul face à un Che vuoi ? vertigineux. Cette brisure, toute douloureuse qu’elle soit, semble ouvrir une brèche au désir. La fin de Her suggère que Theodore emprunte une nouvelle voie. Sur le toit, au grand air, sans filtre adoucissant, il remarque enfin le regard d’une femme, comme si, d’avoir poussé si loin son fantasme lui avait permis de le desserrer.
Au début du film, Theodore préférait produire des discours pour les autres plutôt que de parler en son nom. Le logiciel lui renvoyait : « Je perçois une hésitation dans votre voix, vous êtes d’accord avec ça ? », comme pour lui faire entendre sa propre voix. À la fin du film, Theodore risque un « je » qui est tout à la fois celui de l’énoncé et de l’énonciation, et on entend ce « je » se dire en voix off : le personnage ne semble plus tétanisé par ce qui se joue là de subjectif et de pulsionnel.
L’Autre auquel l’être parlant a affaire dans la jouissance, c’est son corps, qui en fait trop ou trop peu. Face à cet Autre inquiétant, encombrant, il arrive que le sujet dresse des murailles. Il s’enferme alors parfois aujourd’hui dans des murs qui peuvent être des bulles numériques, vitrées et séduisantes. Her nous parle de ces murailles et des voies qui s’ouvrent malgré tout au désir.
Baptiste Jacomino
[1] Zenoni A., « Le plus-de-jouir dans la névrose obsessionnelle », La Cause freudienne, n°70, décembre 2008, p. 151.