Les J53 ferment leurs portes, et résonnent encore dans nos oreilles les effets des différentes interprétations déployées au cours de ces deux magnifiques journées. Se retrouver en chair et en os, incarnés, vivants et désirants, y contribue. L’interprétation passe dans les corps des sujets en présence.
L’interprétation est intimement liée à l’inconscient, elle est la lecture de son texte. Dans un roman paru il y a déjà plus de 20 ans, Amélie Nothomb invente le personnage de Textor Texel. Textor porte un prénom qui condense le texte et le tort. Il est redoublé du patronyme de Texel qui rappelle l’étymologie latine « texere, qui signifie « tisser » » [1]. Le rédacteur étant celui qui tisse le texte. Il évoque également une île des Pays-Bas, origine de l’ainsi bien-nommé. Tel un mot d’esprit, le nom du personnage énigmatique de ce roman est une condensation qui nous mène sur la voie de ce que Freud a appelé l’inconscient. Avec cette invention, Amélie Nothomb y associe l’inconscient de Lacan qui inclut la joui-sens du texte de la langue qui a percuté le sujet.
Textor se présente à sa victime, un paisible voyageur de commerce coincé dans un aéroport dans l’attente d’un avion retardé. De plus en plus intrusif, il se définit comme celui qui ne se refuse jamais rien : ni le plaisir d’envahir l’autre, de dévorer, ni même celui de tuer. L’individu harcelé se défend, tente de s’échapper, se moque, et même menace. Mais au moment où il appelle la police à la rescousse, il s’avère qu’il n’y a personne à ses côtés. L’ennemi est à l’intérieur ! Il se défend d’être lui-même cet odieux personnage, ce criminel, il se réclame victime. Alors, demande-t-il à Textor, pourquoi s’être présenté comme Hollandais, et non comme Bantou ou Patagon ? Parce qu’il lui fallait le rendre étranger, mais pas trop.
Amélie Nothomb nous dit donc que l’ordre du monde s’organise autour de l’ennemi intérieur localisé dans l’étranger pas tout à fait différent. C’est le sens du titre du roman : « Cosmétique de l’ennemi ». C’est à la fois la parure de l’ennemi en un double imaginaire travesti en étranger et la cosmétique en tant que science de l’ordre du monde [2]. On pourrait ajouter avec Lacan que l’inconscient, c’est la politique.
Un pas de plus, et je ferai l’hypothèse que le Textor d’Amélie est Hollandais parce qu’il cache Spinoza, le philosophe juif excommunié, cher à Lacan. Avec lui, c’est la figure du Juif qui est dissimulée dans le personnage de Textor et grâce à François Regnault nous savons désormais qu’il est notre objet a [3], agalma et déchet à la fois.
En inventant la psychanalyse, Freud a localisé cet ennemi en chacun de nous et a restitué à chacun la charge d’en prendre la responsabilité. Mais quand l’inconscient est à ciel ouvert, qu’il est dopé par la logique paranoïaque de la revendication, que reste-t-il à faire pour mettre des obstacles à la folie meurtrière ? Lacan disait ne pas faire confiance aux hommes, mais bien au dispositif. En soutenant l’existence du discours analytique, nous bataillons au corps à corps pour soutenir la partie de chacun avec son ennemi intérieur, mais il ne sera possible de poursuivre ce combat que si des digues politiques et institutionnelles sont établies pour faire barrage à la pulsion de mort déchaînée et avide de tout dévorer.
Katty Langelez-Stevens
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[1] Nothomb A., Cosmétique de l’ennemi, Paris, Albin Michel, 2001, p. 15.
[2] Cf. Nothomb A., op. cit., p. 103 : « La cosmétique, […] est la science de l’ordre universel, la morale suprême qui détermine le monde. »
[3] Cf. Regnault F., Notre objet a, Lagrasse, Verdier, 2003.