Dans cette courte intervention, je résume l’orientation que nous donnent Jacques-Alain Miller et Éric Laurent quant à l’interprétation à partir du tout dernier enseignement de Lacan : l’interprétation n’est plus aide à la lecture de ce qui est écrit de son histoire à l’insu du sujet, mais traitement des traces de jouissance que la rencontre avec lalangue écrit sur le corps. Elle va à rebours de l’inconscient en ce que l’inconscient est chiffrage infini au service du sens, sans effet sur la marque première de jouissance. C’est ainsi que l’on peut comprendre le titre du Séminaire XVII, L’Envers de la psychanalyse : l’inconscient, c’est l’envers de la psychanalyse, et la psychanalyse doit procéder à l’envers de l’inconscient. En effet, l’inconscient n’est pas à interpréter puisque « l’interprétation n’est pas autre chose que l’inconscient, que l’interprétation est l’inconscient même » [1]. Cette formule de J.-A. Miller dans « L’interprétation à l’envers » tire les conséquences explicites de la thèse de Lacan selon laquelle « l’inconscient, c’est le discours de l’Autre » [2], donc le désir de l’Autre. L’inconscient est une interprétation de la perplexité que produit la rencontre avec lalangue, une élucubration de sens avec les signifiants de l’Autre qui tente de résorber l’effet hors sens du « signifiant unaire, comme tel insensé » [3]. Si, donc, l’inconscient est interprétation des marques premières de jouissance, la psychanalyse doit procéder à l’envers de l’inconscient afin de produire ce que J.-A. Miller appelle « “la remontée” de l’inconscient au sinthome » [4] dans son cours [5] sur le TDE [6].
Comment procède cette « interprétation à l’envers de l’inconscient » ? Elle requiert que l’analyste ne relance pas la machine du sens. Il faut plutôt qu’il y mette de son corps [7], de sa voix, de sa personne, afin de percuter le corps parlant d’une manière équivalente à la percussion du dire premier dont il résonne. Rappelons-nous ici la définition de la pulsion que Lacan nous donne dans le Séminaire XXIII : non plus chaîne signifiante, mais « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » [8]. C’est cet écho qui itère, et qui est à traiter.
Pour autant, l’analyste ne bondit ni ne rugit à tout bout de champ, comme le rappelait Anne Lysy lors de la journée de la NLS [9] à Gand en septembre dernier [10]. Sa pratique interprétative, voire post-interprétative dit même parfois J.-A. Miller, est variée, mais sa visée est précisément définie. Dans son texte d’orientation pour le Congrès de la NLS en juin 2020, É. Laurent nous l’indique : l’interprétation ne procède ni par traduction ni par ajout de sens, mais en dévoilant le « motérialisme [du langage], qui en son centre enserre un vide » [11]. Deux dimensions de l’interprétation se dessinent donc à l’orée de ce texte : la motérialité du langage, et le vide. L’interprétation opère par résonnance avec la motérialité du langage, sa visée est le vide qui est en son centre – d’où la référence que prend Lacan aux techniques zen.
Voilà quelles sont nos orientations pour aller à rebours du délire qu’est l’inconscient et faire limite à la prolifération de sens, recette pour les analyses infinies des « débiles », comme disait Lacan – c’est-à-dire ceux qui croient au sens – et motif de l’échec du traitement psychanalytique des psychoses. S’ensuit la « déclaration d’égalité clinique » entre les parlêtres de J.-A. Miller en 2014 [12] : il s’agit, dans tous les cas, de cerner l’événement de corps premier qui itère, et de serrer ce réel.
[1] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, février 1996, p. 9.
[2] Lacan J., « Le séminaire sur ‘‘La Lettre volée’’ », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 16.
[3] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit., p. 12.
[4] Miller J.-A., « En-deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n°91, novembre 2015, p. 103.
[5] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
[6] TDE : Le tout dernier enseignement de J. Lacan.
[7] « Il faut y mettre le corps pour porter l’interprétation à la puissance du symptôme » (cf. Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 9-27.)
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[9] NLS : New Lacanian School of Psychoanalysis.
[10] Lysy A., intervention lors du colloque « Avant première. La passe dans notre École – l’interprétation encore », le 29 septembre 2019 à Gand, inédit.
[11] Laurent É., « L’interprétation événement », La Cause du désir, n°100, novembre 2018, p. 67.
[12] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 113.