En 2022, Louise Deschamps, qui est artiste et n’ignore pas les enjeux de la psychanalyse, publie, chez Actes Sud, un livre qui ne fait pas dans la dentelle : L’Objet de mon viol. Elle n’est pas la seule autrice du livre. Elle sollicite des personnes qui ont été violées. Le risque se dévoile aussitôt : le livre, pour faire choc, expose-t-il les faits dans leur crudité ? Impose-t-il de voir et d’entendre les témoignages où le corps cède sous la violence ? C’est l’écueil qui est évité. S’agit-il alors de recouvrir le trauma de scénarios divers et variés ? Nullement. Le projet du livre est plus prometteur : il utilise les objets concrets, engagés lors du viol, pour construire un récit. Écoutons Louise : « L’objet que j’ai perdu le jour de mon viol est devenu mon obsession. Plus tard, le symbole de cette injustice. C’est une ceinture en cuir que ma mère m’avait offerte avant que je parte en voyage scolaire, dans un moment doux qui m’encourageait à grandir. Cette ceinture me sécurisait et me rendait cool en même temps. Pour parfaire ma panoplie d’adolescente, elle était parfaite. » [1] Or cette ceinture est l’objet que Louise a perdu lors de la scène de viol et, à ce titre, fait trace de ce qui a eu lieu. En un texte connu, Lacan insiste sur l’importance et les effets d’une trace toujours négative, car elle renvoie à l’absence : « le signe se sépare de son objet. La trace, dans ce qu’elle comporte de négatif, amène le signe naturel à une limite où il est évanescent. […] la trace est justement ce que laisse l’objet, parti ailleurs. […] le signifiant [quant à lui] est un signe qui ne renvoie pas à un objet, même à l’état de trace […]. Il est lui aussi le signe d’une absence » [2]. L’autrice ne dit pas autre chose : « Je me suis tue durant vingt-cinq ans mais je l’aurais gardée dans ma mémoire. Elle me manquait terriblement. Elle était comme un compagnon de route. Elle représente ce que j’ai laissé dans cette forêt : un morceau de mon âme qui était intacte, avant. J’ai préféré fermer les yeux pour ne presque pas y croire. J’ai préféré faire semblant. »
Voici un autre exemple tiré du témoignage de Geoffrey : la scène de viol est dans une voiture, la proie a seize ans. « Je ne sais plus comment c’est arrivé, il m’a dit “viens, on va derrière”, je lui ai dit “non, je n’ai pas envie, j’aimerais que tu me ramènes en ville”. Il m’a répondu non » – la scène de viol suit. Mais la voiture fera désormais trace : « Je me souviens encore de sa plaque d’immatriculation, ça doit être 2789RMC. C’était une voiture rouge. Quand je suis parti en courant, je me suis retourné pour photographier la plaque dans ma tête. »
On repère la différence entre le livre d’Anouk [3] et celui de Louise : le premier croit aux traces matérielles, le second fait entendre en quoi la trace est celle de ce qui a disparu. La trace neuro est positive, la trace signifiante est toujours « négative ».
Le livre de L. Deschamps intègre des photos montées, arrangées, disloquées, qui donnent au viol un poids visuel d’une rare justesse.
Quand les artistes ne rabattent plus la subtilité de leurs témoignages vers la science du cerveau mais qu’ils déplient la vérité menteuse, là, ils nous précèdent et nous enseignent.
Hervé Castanet
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[1] Deschamps L., L’Objet de mon viol, Paris, Actes sud, 2022. Les pages ne sont pas numérotées.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Paris, 1981, p. 188.
[3] Grinberg A., Dans le cerveau des comédiens – Rencontres avec des acteurs et des scientifiques, Paris, Odile Jacob, 2021. Voir Castanet H., « L’appel de l’artiste au neuro », Hebdo-Blog, n° 311, 17 septembre 2023, https://www.hebdo-blog.fr/troisieme-partie-lappel-de-lartiste-au-neuro/