Par la voie du singulier d’un cas, Dominique Miller nous apprend que l’acte de rompre peut impliquer une séparation d’un choix névrotique. La rupture permet à ce sujet féminin de quitter une manière embrouillée de faire couple et de s’engager autrement avec un homme.
Pour Marie ce n’est pas la rupture avec son mari qui est, comme on peut le faire dans de nombreux cas, à considérer comme un passage à l’acte, mais son mariage. Car cette rupture vient résoudre après coup une impasse subjective dans laquelle le oui à son mariage l’avait engagée. La rupture est une solution vraie là où son mariage était un choix névrotique.
Il s’agit d’un début d’analyse. La demande de Marie a été déclenchée par la décision de rompre après trente ans, juste après l’avoir déclarée à son mari et agie. Cette femme de cinquante ans est venue voir une analyste, parce qu’elle avait peur.
La peur est ce qui a accompagné sa vie, et particulièrement sa vie amoureuse. Enfin, elle dirait plutôt sa vie non amoureuse. Elle s’est mariée très jeune avec un homme de vingt ans de plus qu’elle. Son assurance dans la vie, le fait qu’il soit médecin – sa prestance phallique –, furent comme des garanties pour elle et la précipitèrent dans ce lien. Cet homme de tradition et de convention lui imposa de façon implicite ses règles de vie personnelle et ses principes de vie familiale et conjugale. Elle dit bien qu’ils ont représenté des repères et des limites dont elle perçoit aujourd’hui qu’ils lui étaient nécessaires. Elle sentit qu’il allait lui donner ce qu’elle n’avait pas : « une construction », me dit-elle. « Je n’ai pas mis une heure pour me décider ». Elle qui pourtant ne faisait rien sans mesure et sans précaution, s’est lancée, sans réfléchir, dans cette nouvelle vie, une vie d’épouse et de mère sans faille. Il lui apportait le confort et la sécurité. Elle le lui rendait, en s’appliquant à être à son service. « Il m’avait prise jeune pour me former », me disait-elle. Il ressortait de ses dires en analyse qu’elle vécut cette vie maritale « dans un brouillard », où elle se sentait jouer ce rôle sans jamais avoir le sentiment de faire ce qu’elle désirait. Mais, comme elle le dit, elle ne savait pas ce qu’elle désirait, ni qu’elle pouvait désirer quelque chose pour elle-même.
Une raison essentielle de ce choix apparut dans ce début d’analyse, sans qu’elle en ait encore conscience : cette vie de famille qu’elle construisait à toutes forces venait rectifier sa vie avec ses parents. S’il y a un qualificatif pour désigner celle-ci, c’est bien le contraire de la vie de famille. Loin de ses racines paternelles et maternelles, elle a vécu à l’étranger, au milieu de nulle part, dans une maison immense sur un terrain sans limites, qu’on devait parcourir en voiture, entourée d’une dizaine de personnes à son service. Elle était seule. Son père partait pendant des semaines entières. Sa mère menait une vie de riche propriétaire, faite de relations sociales mondaines, de contraintes logistiques et de compétitions sportives. Écuyère émérite, joueuse de polo, mais surtout pilote d’avion. Sa mère était toujours par monts et par vaux. L’enfance de ma patiente s’est ainsi passée dans un confort luxueux où elle ne manquait de rien, sauf de choses qui devaient un jour devenir indispensables, l’affection, la présence, et même l’éducation. Son cadre de vie dans sa jeunesse était certes prestigieux, mais la laissait dans une sorte d’errance qui a entraîné un sentiment d’insécurité profond.
Ainsi, son passage à l’acte impliquait un réel qui couvait dans l’inconscient, et entretenait une insécurité omniprésente. Elle savait, sans que ce soit jamais commenté, que son père faisait un métier qui comportait des risques importants, à cause du prestige et de la puissance des autorités qu’il fréquentait, des enjeux financiers qu’il engageait, et du danger physique qu’il courait. « S’en sortirait-il ? En reviendra-t-il ? », Une menace planait quand il partait. Et les activités sportives de sa mère renforçaient la menace. La compétition de haut niveau dans l’équitation, l’exercice du pilotage des avions, ne laissaient pas de répit à l’angoisse de l’enfant. Et ce d’autant plus que cela faisait écho à la vie aventurière de son grand-père maternel, un pionnier de l’aviation qui, lui aussi avait épousé une très jeune femme qui tremblait pour la vie de son mari.
Elle n’ignorait pas, au sens de l’inconscient, l’autoritarisme de son mari, son pragmatisme froid, tout à fait perceptible dans la proposition de mariage : je t’offre le confort et la sécurité, tu seras une bonne épouse et une mère. À quoi il faut ajouter les humiliations et les colères brutales de cet homme qui la tétanisaient. Tout cela excluait l’amour. Cette faille ne l’arrêta pas. Elle préféra son aliénation qui venait pallier son manque essentiel. Ce déni a nourri en silence la raison de son passage à l’acte matrimonial.
Jusqu’au jour où elle a rencontré l’amour chez un homme qui lui a offert son attention, sa présence, plutôt qu’un cadre. C’est alors qu’elle décida de rompre avec sa construction maritale, dont elle perçut la facticité. Par cette rupture, elle décidait de quitter le « brouillard », qui sans aucun doute l’avait rapprochée des horizons maternels et paternels dont elle était exclue, mais qui l’avait maintenue trop loin de son désir et de son être femme.