Une séance de contrôle a ici des effets analytiques, soit un retour du contrôle dans l’analyse. La volonté du faire l’emportait jusque-là sur le désir de l’analyste. Un en trop, relatif chez le praticien à un fantasme de voracité de la voix, donnera lieu à un vidage, et ce, ironie du sort, avec un patient qui a horreur du vide. Ceci engendrera une rectification du désir de l’analyste, un désir débarrassé de l’impureté d’un objet fantasmatique, ce qui, ajouterai-je, n’en fait pas pour autant un désir pur, ainsi que le soulignait Lacan.
Lilia Mahjoub
J’ai eu un certain nombre de contrôleurs. Chacun avec son style a laissé une marque indélébile dans ma pratique analytique. Ces dix-huit ans de travail de contrôle hebdomadaire ont été ponctués par des moments clés, inoubliables, bouleversants, et je trouvais dans l’analyse personnelle le lieu où interroger le désir ayant fait inhibition ou obstacle à l’écoute ou à l’acte. Je parlerai à partir des effets du travail de contrôle avec deux analystes dont la continuité dans le temps me permet de tirer un fil.
Sans doute qu’au tout début de ma pratique j’attendais qu’un savoir me soit délivré, j’en garde le souvenir intact : je commençais à peine à recevoir. Un sujet psychotique me parlait des impasses et des souffrances sur lesquelles elle butait sans cesse et qui étaient dues aux effets de la forclusion. Je déploie la construction du cas face au contrôleur, qui acquiesce puis se lève, je me précipite dans un « oui mais qu’est-ce que je fais ? » et lui de répondre sur le pas de la porte : « vous ? », « elle ! ». Deux pronoms personnels ont suffi à dévoiler le furor sanandi, qui, sans doute, empêchait qu’il revienne au sujet de trouver sa solution pour traiter son réel. À l’époque, j’allais sans doute avec ma division et mes tâtonnements, et le contrôleur faisait entendre ce « filtre aliénant » [1], qui empêche que le jeune praticien puisse se faire la plaque sensible pour que les paroles du patient passent au contrôleur.
Pourtant, il faut souligner que sur le plan épistémologique – comme le remarquait si justement Serge Cottet dans son texte « Autonomie du contrôle » [2] –, pas toutes les impasses sont subjectives, il y a un « savoir à élaborer sur le cas » [3], les impasses pouvant se révéler épistémiques, ayant ou non, par conséquent, une rectification dans l’orientation clinique.
Dans ce sens, j’ai rencontré des contrôleurs pouvant soutenir simultanément l’art de regarder le tableau et le doigt : une rigueur quant à la logique en jeu dans la construction du cas, et une fine attention portée à ce qui, du désir de l’analyste, résonne dans le récit du cas.
Je remarque qu’avec les années de pratique de contrôle, le contrôleur devient de plus en plus silencieux. Je suis de plus en plus seule, je saisis à quel point, comme l’acte, la construction du cas m’appartient, elle est entièrement à ma charge. Ce silence épais du contrôleur met en abîme ma stratégie inconsciente consistant à ne pas aller au bout de ma pensée, c’est-à-dire, construire le cas et m’arrêter sur un certain seuil, là où j’invitais – poussais ? – l’Autre à le compléter, que l’Autre sache, faire parler l’autre au prix de mon ignorance. Cette passion de l’ignorance fut en ce moment-là ébranlée.
Deux interventions plus tardives ont été décisives. Alors que je déploie le cas d’un patient névrosé ayant comme symptôme, entre autres, ce qu’il appelle une « horreur du vide », qui structure sa vie en une série de stratégies afin d’éviter toute rencontre imprévue, le contrôleur me signale : « Laissez faire les effets propres au dispositif ». En effet, sous transfert, mon silence ainsi que la coupure inattendue de la séance furent les principaux opérateurs de cette analyse. Mais dans cette intervention du contrôleur j’entends un « laissez faire » qui résonne aussitôt pour moi avec un élément en trop qui fait obstacle à la position de semblant d’objet a où l’analyste est convoqué. S’il y a quelque chose qui se met en travers du « laisser faire », c’est parce que « je » fais.
Deuxième intervention : je déploie la construction du cas, le contrôleur se lève, rapproche son corps du mien et dit : « Ce n’est pas vous qui analysez, c’est la psychanalyse qui analyse ». J’entends à nouveau dans « ce n’est pas vous qui analysez », comme dans le « laissez faire les effets propres au dispositif », qu’il y a un excès qui est en train de contaminer la place de l’analyste.
Parallèlement, dans l’analyse, s’isole la phrase de lalangue prononcée par l’Autre maternel dans un contexte de risque vital à ma naissance : « je t’ai parlé et tu as voulu vivre », et surgit clairement dans l’analyse le versant pulsionnel du fantasme : dévorer les voix. S’acharner à faire parler l’autre pour dévorer sa voix. Si cela m’a certes conduit à occuper la place du psychanalyste, la chute et le vidage de cet objet immonde, cet être de « requin », – fiction purement logique qui nomme l’être de jouissance –, ce « requin » qui bouffait des voix pour vivre a permis, dans la déflation de ce désir, le surgissement d’une nouvelle question : comment provoquer une parole sans s’acharner ? Comment faire parvenir une parole sans voracité ? Voilà ce qui faisait le lit de ce « trop » que le contrôleur a probablement entendu dans mon dire.
Pour finir, je reprendrai la citation de l’« Acte de fondation » [4] où Lacan vise l’éthique en jeu dans un contrôle qui, dit-il, s’impose au praticien. La tournure de la phrase est extrêmement intéressante : le contrôle n’est pas imposé dans le sens d’un protocole rigide mais il s’impose du moment où le praticien a la responsabilité de reconnaître les effets et les conséquences que sa pratique engendre. Lacan parle ici de la « protection » du patient et j’ai envie d’ajouter que la pratique de contrôle n’a pas uniquement une visée clinique, elle a une visée politique majeure. Une analyse sans boussole et mal orientée fera sans doute perdre le nord au patient mais c’est aussi la psychanalyse elle-même qui en fera les frais. Le contrôle ne protège pas uniquement le patient, le contrôle protège aussi la psychanalyse elle-même. Le contrôle m’apparaît donc comme un nœud avec trois cercles : épistémique (savoir en jeu dans la construction du cas), analytique (effets analytiques du contrôle), et éthique ; noués au centre par ce désir de l’analyste une fois vidé de ce trop qui l’a fait paradoxalement surgir.
Carolina Koretzky
___________________
[1] Expression d’Éric Laurent, – voir Laurent É., L’Envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016, p. 193 –, en référence au terme d’aliénation, in Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 161.
[2] Cottet S., « Autonomie du contrôle », La Cause freudienne, n°52, novembre 2002, p. 134-138.
[3] Miller J.-A., « Le débat », La Cause freudienne, n°52, op. cit., p. 141, à propos de l’intervention de S. Cottet.
[4] « Il est constant que la psychanalyse ait des effets sur toute pratique du sujet qui s’y engage. Quand cette pratique procède, si peu que ce soit d’effets psychanalytiques, il se trouve les engendrer au lieu où il a à les reconnaître. Comment ne pas voir que le contrôle s’impose dès le moment de ces effets, et d’abord pour en protéger celui qui y vient en position de patient ? Quelque chose est ici en jeu d’une responsabilité que la réalité impose au sujet, quand il est praticien, de prendre à ses risques. », Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 235.