Julien, 24 ans, vient consulter pour la première fois et se tourne vers le CPCT pour « être aidé ». Il n’arrive pas « à mettre des mots dessus » précise-t-il. Le mal-être est palpable, la détresse à fleur de peau. Je l’invite à dire les choses comme cela lui vient. Il s’agit d’ « un fond présent : de doute et de vide ». Je ferai le pari qu’en lui posant des questions sur son parcours cela lui permettra au fur et à mesure de l’entretien de parvenir à affiner et préciser son mal-être.
Il est étudiant en 3ème année dans une école artistique. Il est dans la région depuis la rentrée, quelques mois avant son arrivée au CPCT, après un cursus de prépa dans une autre région où il quitte tout un groupe d’amis. Lorsque je l’interroge sur son choix d’étude il précise : « Ce que je fais, c’est ce que je suis. Comme ce que je suis est vide, alors je n’arrive pas à travailler, à m’accrocher à quelque chose. » Il dit se sentir en décalage par rapport aux étudiants de sa classe. « Eux savent où ils vont et ce qu’ils font », alors que lui, il se sent « déconnecté de ce qu’il est et c’est pourquoi il ne sait pas où aller. »
Il a le sentiment de faire « comme si » depuis toujours. Il faisait ce qu’on lui demandait. Il dit par ailleurs, avoir « grandi avec le sentiment d’être à côté de la vie, mais aussi de lui, et de ne pas être connecté. » Ce sentiment est plus fort aujourd’hui, celui de « rentrer dans un doute terrible », d’avoir « le sentiment de ne rien ressentir », d’être « à distance ». Il m’explique : « Cela passe par le cerveau dans l’analyse, mais je n’ai pas le sentiment d’être en lien direct. »
A chaque fois qu’il parle, Julien dit analyser tout, car quelque chose lui échappe qu’il n’arrive pas à attraper. S’ensuit la culpabilité de ne pas savoir ou de ne pas faire le travail qui lui permettrait d’accéder à ce savoir qui lui manque. C’est à ce moment-là, qu’il s’ouvre à ses parents, qu’il leur parle de son mal-être. Il avait des idées noires, accompagnées d’un bourdonnement constant. Je lui demande de m’expliquer les bourdonnements : « Ce ne sont pas des pensées mais une lourdeur dans ma tête, quelque chose qui m’encombre. » Cette crise a eu lieu 3 semaines environ avant qu’il contacte le CPCT, liée à la pression d’un projet d’installation qu’il doit présenter devant un jury fin mai. Je lui demande en quoi consiste ce projet. Il m’explique qu’il crée des ensembles. Son projet consiste à rendre accessible des informations qui sont cachées sur différents problèmes d’actualité : écologiques et politiques, avec des questions comme : Comment vivre ensemble ? Créer du lien entre les gens. Penser, réfléchir ensemble.
Il souhaite démêler les liens familiaux brisés. Il veut réécrire son histoire pour retrouver le fil de sa vie. Il dit s’être très vite détaché affectivement de ses parents dès la fin du collège. Il était à la recherche « de parents » ailleurs, considérant ses parents comme des « parents nourriciers », où la culture fait défaut, issu dit-il d’un milieu modeste dont il a honte.
Il m’apprendra qu’après la première consultation, il a pu envoyer un message à son père, sa mère et sa grande sœur, pour leur signifier « qu’il avait des choses à leur dire ».
Il parle de sa mère comme une femme qui parlait pour lui et faisait les choses à sa place. Il se sentait dépossédé de ce qu’il pensait et voulait. Il a laissé faire pensant que c’était normal. Aujourd’hui, dès qu’il parle de son projet avec ses camarades, les moindres questions qu’on lui pose remettent en question toute la fondation de son projet. Je lui propose cela : qu’il se sent dépossédé de ses idées dès qu’un autre lui pose des questions ou lui apporte des suggestions. Je ferai le lien avec sa mère. Il dit que c’est tout à fait ça, il doute de lui et perd tout l’intérêt pour ce qu’il fait. Il revient alors sur son ressenti : il me parle de sa confusion qui est « comme une sorte de brume épaisse plus que viscérale. » Je lui propose d’orienter le traitement sur ce point : celui de s’appuyer sur sa parole pour dissiper au fur et à mesure la brume qu’il ressent. De s’ancrer dans sa parole pour retrouver le fil de ce qu’il fait. Il est d’accord.
Quand Julien arrive au CPCT, il dit avoir du mal à mettre des mots sur ce qu’il ressent. Lorsqu’il dit cela, Julien témoigne de l’absence du signifiant du transfert. Charge à l’analyste d’introduire au fur et à mesure des chaînes discursives. Par exemple, c’est ce qu’il commence à faire après la première consultation en écrivant à sa famille qu’il a des choses à leur dire. C’est pourquoi, ancrer Julien dans sa parole, sera l’orientation du traitement.
Julien témoigne d’« un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie ». Dans « Effet retour sur la psychose ordinaire »[1], JAM conclut en ouvrant un paradoxe – Tout sujet, quel qu’il soit, se défend contre le réel. Le fantasme dans la névrose est une défense contre le réel. Chacun est amené à bricoler avec les coordonnées dont il dispose pour se défendre du réel. La psychose ordinaire montre l’inventivité des sujets à trouver des modalités de nouage pour se défendre du réel. Nouage précaire qu’il s’agit de repérer cliniquement pour éviter un effondrement car l’édifice du sujet tient sur des éléments extérieurs à lui. Nous pouvons faire l’hypothèse que le projet que Julien élabore est une tentative de se construire un édifice, pour traiter sa problématique et se défendre du réel auquel il a affaire : le vide et le sentiment de déconnexion.
[1] MILLER J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto N°94-95, Retour sur la psychose ordinaire, Janvier 2009, Bruxelles.