Les nouvelles formes de la famille opèrent des déplacements, des pluralisations, des décompositions qui peuvent rompre avec l’arrangement classique du noyau structural de la famille œdipienne. Une place est à faire à ce qui ne va pas pour des sujets singuliers dans leurs symptômes, considérés au un par un dans le malaise qui leur est spécifique. Le discours analytique porté au CPCT le permet. Tel est notre pari.
Le signifiant « crise » renvoie à un moment critique où les choses basculent. Nous la considérerons comme étant un des signifiants-maîtres de notre temps et comme une façon de nommer un réel. Cette conception permet d’envisager la crise sous un autre angle : non pas l’éviter mais la prendre pour un indice du réel que le sujet a à apprivoiser. Par le passage au CPCT, dont le temps court est inhérent au dispositif même, une coupure pourrait-elle advenir afin de libérer – un peu tout au moins – le sujet des prisons de sa jouissance[1] pour reprendre l’heureuse expression de Jacques-Alain Miller ?
Hanna : « un combiné de deux vies »
Hanna, trente-quatre ans, se présente à cette première rencontre de façon plutôt réservée et distante. Elle vit en couple avec son époux depuis quinze ans et est enceinte de quatre mois de son troisième enfant. Elle se dit « agitée » et « paralysée par des sentiments contradictoires ». Elle en livre la cause déterminante : depuis trois ans, elle entretient en parallèle une relation amoureuse et suivie avec une femme tout en ayant toujours du désir pour son mari, précise-t-elle. Hanna maintient un équilibre psychique avec ce qu’elle nomme un « combiné de deux vies », sa vie familiale avec son mari et ses enfants et sa relation à sa maîtresse. Ce choix impossible ne la divise aucunement. Elle s’accommode tout à fait de cet agencement familial. Hanna ne remet pas non plus en cause sa position sexuée : être hétérosexuelle ou homosexuelle n’est pas sa question. Bien au contraire, elle maintient jusqu’alors adroitement une certaine homéostasie de son choix de jouissance.
La crise qui la bouleverse advient sans crier gare. Hanna, « chargée » subjectivement, ressent « un manque » insupportable : sa maîtresse se montre de plus en plus distante à son égard. La rupture s’annoncerait : son amie est amoureuse d’une autre femme. Nous faisons l’hypothèse que la dimension d’identification imaginaire à son amoureuse qui la soutenait jusqu’alors vole en éclats. Reprenons la déclinaison logique du tryptique familial :
- Elle aime son mari de qui elle attend un enfant tout à fait désiré.
- Elle fréquente parallèlement et en secret une autre femme depuis trois ans.
- Cette femme aime une autre femme et repousse sexuellement Hanna qui redoute fortement une rupture imminente.
Hanna et son amie ont un projet professionnel « commun » en cours. Nous intervenons : « C’est comme votre enfant à vous deux en quelque sorte » et levons la consultation par une décision d’entrée au CPCT.
Comment réaménager sa jouissance face à cet équilibre familial en crise ? Hanna aurait-elle jusque-là tenu dans sa famille grâce à la structuration œdipienne par des identifications conformistes à l’épouse et à la mère jusqu’à cette rencontre extra-conjugale ? Cette rupture amoureuse aurait-elle fait voler en éclats son équilibre psychique, ce qui la pousse à venir consulter au CPCT ? Pour Hanna, nous ferons l’hypothèse que le sentiment de vie est atteint par cette rupture amoureuse qui la confronte à « la faillite[2] » de l’amour comme l’indique Lacan en 75 en parlant du sujet psychotique. Cet habillage de « vies combinées » maintenait un rapport à l’imaginaire qui, se dénudant, la fait chavirer. Sa croyance au rapport sexuel et en La femme est démontée. La crise de la famille n’est que semblant, apparence. Dévoilerait-elle une faille plus à vif créée par ce véritable laissé en plan de l’aimée ? Son traitement au CPCT peut s’entrevoir comme une brèche dans ce nouveau temps qui surgit pour elle alors que l’équilibre imaginaire qui cadrait jusque-là son réel vacille. Hanna s’en saisira-t-elle ? Ici encore, seul le traitement ultérieur le prouvera.
Miser sur la singularité
Face à la loi symbolique traditionnelle de la famille, Hanna affirme sa singularité. Elle use des semblants conformistes des liens familiaux pour recouvrir un amour illimité et ravageant qui bouleverse son sentiment de vie. En cela, elle objecte au programme conformiste papa-maman-enfant. Elle nous enseigne que l’universel ne réglera jamais ces questions de familles en crise et que la jouissance, dans sa particularité la plus opaque, s’infiltre comme protestation contre l’idéal. À ce titre, Hanna ne nous indique-elle pas que la famille a son origine dans le malentendu et la rencontre impossible ? Mieux vaut alors ne pas reculer devant la crise, autre nom du réel.
[1] Miller J.-A., « Les prisons de la jouissance », la Cause freudienne, Paris, Navarin, septembre 2008, n° 69, p. 113-123.
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 16.