À l’occasion de l’épidémie de SARS-CoV-2, les réseaux sociaux se sont faits la chambre d’écho de débats enflammés entre « spécialistes » d’infectiologie et d’épidémiologie fraîchement auto-proclamés [1]. Les théories du complot galopent. Les fact-checkers [2] sont épuisés et craignent pour leur santé mentale [3].
Dans la bouche de maint homme politique, on entend : « Je ne suis pas médecin, mais je pense que… ». Le physicien Etienne Klein voit dans la propagation de ce phénomène une forme « très intense et contagieuse de “démagogisme cognitif” » qu’il impute, avec finesse, à une confiance immodérée dans « son seul ressenti » – « sans doute dopé en intraveineuse par un surdimensionnement de l’ego » [4], ajoute-t-il. Un autre médecin, le professeur Philippe Gabriel Steg [5], dit sa stupéfaction de voir la préférence donnée à l’argument d’autorité – qu’il appelle « Eminence Based Medicine » – sur la médecine fondée sur les preuves. Il ajoute : « Ce qui est présenté comme le combat du “franc-tireur” contre les “mandarins” est en réalité exactement l’inverse : refuser la méthode expérimentale, la vérité, la réplication, c’est revenir dans le passé à l’époque des certitudes mandarinales, où l’autorité et l’intuition du patron valaient preuve. » [6]
Il s’en déduit que la crise dans laquelle nous sommes plongés donne lieu à une flambée des phénomènes de croyance, sur deux versants. L’un, celui que pointe P. G. Steg, est bien connu de nous : le « mandarin », c’est une des guises du Père. On assiste au retour de l’Autre auquel on croit, sous les espèces du « patron », en jetant aux orties l’évaluation par les pairs et la réplication expérimentale – soit la méthode scientifique, quels que soient ses travers propres.
L’autre versant est d’apparition plus récente ; il ressortit à l’époque de l’Autre qui n’existe pas. Il fait du sujet lui-même la seule source fiable de vérité, non pas à partir de sa réflexion, mais à partir de son sentiment viscéral – de son éprouvé [7] – soit de sa jouissance. Croire que le « ressenti » est source de vérité, c’est en effet prendre comme boussole non pas le corps imaginaire, mais le corps réel – et les affects qu’il éprouve. Cette venue au premier plan du corps affecté était déjà manifeste ces dernières années dans un ensemble de phénomènes : la prévalence du vocabulaire de l’offense ; le règne des victimes ; l’exigence de safe spaces [8] et de trigger warnings [9] dans les universités ; les tentatives pour n’autoriser la création artistique et l’écriture qu’à ceux qui peuvent faire preuve de l’authenticité de leur expérience vécue.
Le savoir ignorant et la chasse aux micro-agressions témoignent du même ressort, propre au temps des Uns-tout-seuls : la croyance au corps qu’on a. En tant qu’on l’a (qu’on croit l’avoir, même s’il nous échappe sans cesse), on ne peut se rapporter à lui que comme à un Autre. Et si le corps est notre Autre, notre rapport à lui est affaire de foi : « Nous avons transformé le corps humain en nouveau Dieu » [10]. Dès lors, de croire que nous l’avons, notre corps, nous le croyons : nous croyons ce qu’il nous dit. Car comment le sait-il, l’homme, qu’il a un corps ? Du fait que « ça se sent ». D’où la justesse de l’affirmation d’E. Klein (même si c’est le narcissisme qu’il vise) : c’est bien d’ego qu’il est question ici, soit de notre lien d’adoration à notre propre corps comme affecté. Il fait désormais du sentiment viscéral de chacun, émanant de son corps sacralisé, sa seule source fiable de vérité : le gut feeling [11] comme boussole des discours.
[1] « How Facebook can Flatten the Curve of the Coronavirus Infodemic », AVAAZ, 15 avril 2020, disponible sur le site de Avaaz : avaaz/org
[2] Les fact-checkers sont ceux qui vérifient la véracité des faits et l’exactitude des chiffres présentés dans les médias.
[3] Scott M., « ‘It’s overwhelming’: On the frontline to combat coronavirus ‘fake news’ », Politico, 16 avril 2020, disponible sur internet.
[4] Klein E., « Je ne suis pas médecin, mais… », Tracts de crise, n°25, Paris, Gallimard, 30 mars 2020, p. 4-5.
[5] Steg P. G., « Coronavirus : les leçons d’une épidémie », Les Échos, 11 avril 2020, disponible sur internet.
[6] Ibid.
[7] Cf. Laurent É., « François Wahl sans “storytelling” », Lacan Quotidien, n°425, 24 septembre 2014, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[8] Les safe spaces désignent des espaces neutres dans lesquels des personnes marginalisées, à cause d’une ou plusieurs appartenances à certains groupes sociaux, peuvent se réunir afin de communiquer autour de leur marginalisation.
[9] Les trigger warnings sont des avertissements au public qui préviennent qu’une œuvre contient du texte, des images ou des concepts qui pourraient déclencher un traumatisme psychologique.
[10] Laurent É., « Hemos transformado el cuerpo humano en un nuevo dios », La Nacion, 9 juillet 2008, disponible sur internet.
[11] Gut feeling signifie « sentiment viscéral ».